L'argent - Charles Péguy - ebook

L'argent ebook

Charles Péguy

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Opis

Ce texte de Charles Péguy, extrait de L'argent, a été écrit en 1917. Il demeure d'une étonnante actualité : "Pour la première fois dans l'histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de L'argent..." Pour la première fois dans l'histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de L'argent. Et pour être juste, il faut même dire : Pour la première fois dans l'histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d'un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de L'argent. Pour la première fois dans l'histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d'un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l'histoire du monde L'argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l'histoire du monde L'argent est seul en face de l'esprit. (...) De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j'étais déjà indigne d'être de ce temps-là). Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd'hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d'une bassesse dont on n'a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d'aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n'avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n'y avait pas cette espèce d'affreuse strangulation économique qui à présent d'année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait. Il n'y avait pas cet étranglement économique d'aujourd'hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n'y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort. On ne saura jamais jusqu'où allait la décence et la justesse d'âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se

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L’ARGENT

L'argent. — L’auteur de ce cahier, — du cahier qui vient, du cahier dont celui-ci n’est que l’avant-propos, — est l’homme à qui je dois le plus. J’étais un petit garçon de huit ans, perdu dans une excellente école primaire, quand M. Naudy fut nommé directeur de l’école normale du Loiret.

Rien n’est mystérieux comme ces sourdes préparations qui attendent l’homme au seuil de toute vie. Tout est joué avant que nous ayons douze ans. Vingt ans, trente ans d’un travail acharné, toute une vie de labeur ne fera pas, ne défera pas ce qui a été fait, ce qui a été défait une fois pour toutes, avant nous, sans nous, pour nous, contre nous.

Dans toute vie il y a de ces quelques recroisements, toute vie est commandée par un très petit nombre de ces certains recroisements ; rien ne se fait sans eux ; rien ne se fait que par eux ; et le premier de tous commande tous les autres et directement et par eux tout le reste.

C’était le temps des folies scolaires . Les réactionnaires nommaient folies scolaires , dans ce temps-là, de fort honnêtes constructions, en briques ou en pierres de taille, où on apprenait à lire aux enfants. Ces folies scolaires étaient commises par l'État, par les départements, par les communes ; et quelquefois par un généreux donateur. C’étaient généralement des maisons fort propres, et qui en tout cas valaient beaucoup mieux pour les enfants que la boue du ruisseau. Et que le ruisseau de la rue. Il faut avouer que dans ce temps-là, elles, (ces folies scolaires), avaient en effet l’air un peu insolent. Non point parce qu’elles étaient somptueuses. On mettait ça dans les journaux, qu’elles étaient somptueuses. Elles étaient simplement propres ; et décentes. Mais parce qu’elles étaient un peu trop voyantes. Elles avaient poussé un peu trop partout à la fois. Et peut-être un peu trop vite. On les avait trop mis en même temps. Et celles qu’on voyait, on les voyait trop. Elles étaient trop blanches, trop rouges, trop neuves. Quarante ans sont passés sur ces coins de la terre. Un simple voyage à Orléans vous convaincrait sans peine qu’aujourd’hui tous ces bâtiments scolaires sont comme nous : ils ne sont pas trop voyants.

Par quel recroisement fallut-il que ce fût dans le vieux faubourg, à trois ou quatre cents mètres de la maison de ma mère, peut-être à moins, car j’avais les jambes courtes, qu’on venait d’achever ce palais scolaire qu’était alors l’école normale des instituteurs du Loiret. À sept ans on me mit à l’école. Je n’étais pas près d’en sortir. Mais enfin ce n’était pas tout à fait de ma faute. Et les suites non plus ne furent sans doute point tout à fait de ma faute.

On me mit à l’école normale. Ce ne devait pas être la dernière fois. Cela signifiait cette fois-là qu’on me fit entrer dans cette jolie petite école annexe qui demeurait dans un coin de la première cour de l’école normale, à droite, en entrant, comme une espèce de nid rectangulaire, administratif, solennel et doux. Cette petite école annexe avait naturellement un directeur à elle, qu’il fallait se garder de confondre avec le directeur de l’école normale elle-même. Mon directeur fut M. Fautras. Je le vois encore d’ici. C’était un grand gouvernement. Il avait été prisonnier en Allemagne pendant la guerre. Il revenait de loin. Cela lui conférait un lustre sévère, une grandeur dont nous n’avons plus aucune idée. C’est dans cette même école que je devais rencontrer quelques années plus tard le véritable maître de tous mes commencements, le plus doux, le plus patient, le plus noble, le plus courtois, le plus aimé, M. Tonnelat.

Si nous vivons assez pour atteindre à l’âge des Confessions , si tant d’entreprises commencées de toutes mains nous laissent l’espace de mettre par écrit un monde que nous avons connu, j’essaierai de représenter un peu ce qu’était vers 1880 cet admirable monde de l’enseignement primaire. Plus généralement, j’essaierai de représenter ce qu’était alors tout cet admirable monde ouvrier et paysan, disons-le d’un mot, tout cet admirable peuple.

C’était rigoureusement l’ancienne France et le peuple de l’ancienne France. C’était un monde à qui appliqué ce beau nom, ce beau mot de peuple recevait sa pleine, son antique application. Quand on dit le peuple, aujourd’hui, on fait de la littérature, et même une des plus basses, de la littérature électorale, politique, parlementaire. Il n’y a plus de peuple. Tout le monde est bourgeois. Puisque tout le monde lit son journal. Le peu qui restait de l’ancienne ou plutôt des anciennes aristocraties est devenu une basse bourgeoisie. L’ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d’argent. L’ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d’argent. Quant aux ouvriers ils n’ont plus qu’une idée, c’est de devenir des bourgeois. C’est même ce qu’ils nomment devenir socialistes. Il n’y a guère que les paysans qui soient restés profondément paysans.

Nous avons été élevés dans un tout autre monde. On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu’un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l’ancienne France, l’ancien peuple, le peuple, tout court, qu’il a littéralement participé de l’ancienne France, du peuple. On peut même dire qu’il en a participé entièrement, car l’ancienne France était encore toute, et intacte. La débâcle s’est faite si je puis dire d’un seul tenant, et en moins de quelques années.

Nous essaierons de le dire : Nous avons connu, nous avons touché l’ancienne France et nous l’avons connue intacte. Nous en avons été enfants. Nous avons connu un peuple, nous l’avons touché, nous avons été du peuple, quand il y en avait un. Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l’ancienne France et aujourd’hui le plus insupportable des disciples de M. Maurras n’est pas pour un atome un homme de l’ancienne France.

Nous essaierons, si nous le pouvons, de représenter cela. Une femme fort intelligente, et qui se dirige allègrement vers ses septante et quelques années disait : Le monde a moins changé pendant mes soixante premières années qu’il n’a changé depuis dix ans. Il faut aller plus loin. Il faut dire avec elle, il faut dire au-delà d’elle : Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans. Il y a eu l’âge antique, (et biblique). Il y a eu l’âge chrétien. Il y a l’âge moderne. Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les moeurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité, (et même, au fond, d’une ferme de Xénophon), qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même. Nous essaierons de le dire. Nous avons connu un temps où quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple qui parlait. Qui sortait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu’il allait vous dire, ce n'était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin. Les libres penseurs de ce temps-là étaient plus chrétiens que nos dévots d’aujourd’hui. Une paroisse ordinaire de ce temps-là était infiniment plus près d’une paroisse du quinzième siècle, ou du quatrième siècle, mettons du cinquième ou du huitième, que d’une paroisse actuelle.

C’est pour cela que l’on est exposé à être extrêmement injuste envers Michelet et tous ceux de sa race, et ce qui est encore peut-être plus grave à être extrêmement inentendant de Michelet et de tous ceux de sa race. À en être inintelligent. Quand aujourd’hui on dit le peuple, en effet on fait une figure, et même une assez pauvre figure, et même une figure tout à fait vaine, je veux dire une figure où on ne peut rien mettre du tout dedans. Et en outre une figure politique, et une figure parlementaire. Mais quand Michelet et ceux de sa race parlaient du peuple, c’est eux qui étaient dans la réalité même, c’est eux qui parlaient d’un être et qui avaient connu cet être. Or cet être-là, ce peuple, c’est celui que nous aussi nous avons connu, c’est celui où nous avons été élevés. C’est celui que nous avons connu encore dans son plein fonctionnement, dans toute sa vie, dans toute sa race, dans tout son beau libre jeu. Et rien ne faisait prévoir ; et il semblait que cela ne dût jamais finir. Dix ans après il n’y avait plus rien. Le peuple s’était acharné à tuer le peuple, presque instantanément, à supprimer l’être même du peuple, un peu comme la famille d’Orléans, un peu moins instantanément peut-être, s’est acharnée à tuer le roi. D’ailleurs tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme ; orléanisme de la religion ; orléanisme de la république.

Voilà ce qu’il faudrait marquer dans des Confessions . Et tâcher de le faire voir. Et tâcher de le faire entendre. D’autant plus exactement, d’autant plus précieusement, et si nous le pouvons d’autant plus uniquement que l’on ne reverra jamais cela. Il y a des innocences qui ne se recouvrent pas. Il y a des ignorances qui tombent absolument. Il y a des irréversibles dans la vie des peuples comme dans la vie des hommes. Rome n’est jamais redevenue des cabanes de paille. Non seulement, dans l’ensemble, tout est irréversible. Mais il y a des âges , des irréversibles propres.

Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. Aujourd’hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s’en veulent, se battent ; se tuent.

De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j’étais déjà indigne d’être de ce temps-là.) Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait.

Il n’y avait pas cet étranglement économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort.

On ne saura jamais jusqu’où allait la décence et la justesse d’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler. Ces gens-là eussent rougi de notre meilleur ton d’aujourd’hui, qui est le ton bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.

Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. À onze heures ils chantaient en allant à la soupe. En somme c’est toujours du Hugo ; et c’est toujours à Hugo qu’il en faut revenir : Ils allaient, ils chantaient.