Une nouveau crime à élucider pour les policiers de Fortuné du Boisgobey
Roman écrit par Fortuné du Boisgobey à la moitié de sa carrière, et publié dans
Le Voltaire, du 28 décembre 1880 au 26 février 1881 — puis en librairie chez Plon, la même année, —
Le Pavé de Paris est un roman criminel qui se démarque de ceux déjà publiés dans cette collection.
Ici, pas d’entrée en matière fracassante, pas de crime à la première page, pas de scène proposée par anticipation. La description l’emporte sur le dialogue ; le lecteur croit être entré dans un roman de mœurs de bonne tenue mais qui ne devrait pas connaître de scènes sanglante. Il se trompe, bien sûr, mais l’auteur fait tout pour ménager ses effets et mener tranquillement son public à son but.
Le Pavé de Paris reste un roman de mœurs jusqu’au bout, mais est aussi un roman criminel avec enquête et déduction. Et il met en scène un personnage de « méchant » particulièrement inattendu et dont le destin est tout à fait surprenant au regard des canons du genre…
Cette enquête policière vous plongera dans les moeurs sociales du XIXe siècle.
EXTRAIT
C’est le soir ; un soir de ce tiède et boueux hiver où nous sommes.
Il est dix heures. Une pluie fine fouette les vitres d’un appartement de la rue de l’Arcade, une rue triste et démodée ; les voitures n’y passent presque plus depuis qu’on a ouvert le boulevard Malesherbes ; on y ferme les boutiques à la tombée de la nuit ; l’été, les filles des concierges y jouent au volant d’un trottoir à l’autre. On se croirait en province.
L’appartement est au premier : six fenêtres sur le devant avec balcon. La maison a un air respectable. Une dame de charité l’habiterait sans scrupule. Une femme de la haute galanterie y demeurerait volontiers, à cause de l’apparence honnête. Il y a des amants sérieux qui tiennent à ces choses-là. On en a vu qui exigeaient que leur maîtresse payée allât à la messe. Et justement la Madeleine est tout près de la rue de l’Arcade.
Il y a de la lumière aux fenêtres du balcon. Il y en a aussi à une fenêtre du second étage ; mais là, c’est une clarté discrète, une faible lueur qui filtre par l’interstice des rideaux fermés, tandis qu’au balcon l’éclairage ne se cache pas. Il brille insolemment à travers la soie transparente des stores japonais. On dirait qu’il appelle les passants.
La dame du logis n’en est pas là ; mais elle n’est plus du clan des bourgeoises. Elle en a été dans sa première jeunesse, et elle ne regrette pas de ne plus en être. Elle se souvient du jour où, six mois après sa sortie du couvent, elle fut conduite à l’autel de l’église Sainte-Marie des Batignolles par un capitaine en retraite, quarante-huit ans d’âge et dix-neuf cent cinquante francs de pension.
A PROPOS DE L'AUTEUR
Fortuné du Boisgobey est né en 1821 et mort en 1891. Écrivain emblématique du XIXe siècle, il s'est essayé au genre du roman policier, judiciaire et historique. Ayant connu un succès considérable de son vivant, il est considéré comme l'un des plus grands feuilletonistes de la littérature française. Il fut à la tête de la Société des Gens de Lettres entre 1885 et 1886.
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Œuvres de Fortuné du Boisgobey - 5
collection dirigée par Alfu
Fortuné du Boisgobey
Le Pavé de Paris
1880
AARP — Centre Rocambole
Encrageédition
© 2011
ISBN 978-2-36058-905-0
d’Alfu
Roman écrit par Fortuné du Boisgobey 1 à la moitié de sa carrière, et publié dans Le Voltaire, du 28 décembre 1880 au 26 février 1881 — puis en librairie chez Plon, la même année, — Le Pavé de Paris est un roman criminel qui se démarque de ceux déjà publiés dans cette collection.
Ici, pas d’entrée en matière fracassante, pas de crime à la première page, pas de scène proposée par anticipation. La description l’emporte sur le dialogue ; le lecteur croit être entré dans un roman de mœurs de bonne tenue mais qui ne devrait pas connaître de scène sanglante. Il se trompe, bien sûr, mais l’auteur fait tout pour ménager ses effets et mener tranquillement son public à son but.
Avant cela, il va nous parler du jeu, et de ces cercles parisiens où l’on pratique le baccarat, ce jeu de cartes, qui se joue entre un banquier et des joueurs appeléspontes, et fonctionne par tirage de cartes dans le but d’approcher au plus près une valeur maximum de neuf — sachant qu’on donne aux cartes leur valeur faciale et une valeur nulle aux figures (roi, dame, valet). Très répandu au dix-neuvième siècle — mais encore très joué de nos jours — ce jeu est objet de suspense, puisque une seule carte peut décider du gain d’une somme phénoménale.
Le Pavé de Paris reste un roman de mœurs jusqu’au bout, mais est aussi un roman criminel avec enquête et déduction. Et il met en scène un personnage de « méchant » particulièrement inattendu et dont le destin est tout à fait surprenant au regard des canons du genre…
Ce roman est avant tout très remarquable par son style. Ainsi, dès le début, Boisgobey utilise avec brio une comparaison entre la galanterie et l’armée :
« Elle déserta pour s’enrôler dans le régiment des irrégulières. […] Elle a avancé très vite dès le début. C’est à peine si elle a fait une campagne dans les bas grades […]. A la fin de son année de volontariat, elle a mis la main sur un étranger, le providentiel étranger qui achète les premiers meubles et qui a des amis riches. […] Après celui-là, sa carrière s’est faite toute seule. Elle a passé par le théâtre, et elle a eu l’esprit de n’y rester que juste le temps d’arriver à la grosse épaulette, c’est-à-dire au coupé, avec le cheval de demi-sang, le cocher et le groom. Un peu plus tard, elle a eu le huit-ressorts, le petit hôtel, rue Jouffroy, et la villa au Vésinet. C’était la promotion dans le grand état-major ; mais il était écrit qu’elle n’atteindrait pas le maréchalat. » (pp. 7-8)
Comme toujours chez l’auteur, la peinture du Paris de l’époque est présente. Ici, il est question des bals populaires :
« Sur les boulevards extérieurs, il n’y a pas de cercles, mais il y a des bals, beaucoup de bals, et l’on y danse tous les soirs de Charonne à l’Etoile. Il y en a pour tous les mondes — excepté pour le grand — et chaque salle a son public, depuis la salle Favier, où débutent volontiers les Nanas de Belleville, jusqu’à la salle Dourlans, où brillent les cochers et les grooms […].
Les musettes foisonnent sur toute la ligne, […]. Mais la galanterie inférieure a établi son quartier général entre la Chaussée-Clignancourt et la rue Lepic. Montmartre lui appartient.
Le Château-Rouge n’est pas tout à fait de son domaine. Les commis et les modistes y dominent. On y retrouverait encore la grisette de Paul de Kock, ce type qui a disparu comme les animaux antédiluviens. Mais la bohème galante a l’Elysée, la Boule-Noire et la Reine-Blanche.
L’Elysée a une certaine allure. La peinture y est représentée par de joyeux rapins échappés des ateliers du voisinage. L’illustre Café du Rat mort y envoie des députations de femmes indépendantes. La Reine-Blanche a des spécialités. […] La Boule-Noire est presque un terrain neutre. C’est le centre gauche des bastringues. […]. » (p. 99)
Et puis, la vie de son temps est rappelée par des détails, plus ou moins importants, auxquels ne songent pas toujours nos auteurs contemporains quand ils veulent faire de « l’historique ».
Ainsi se perd-on dans les monnaies : « trois cents louis, c’est six mille francs, n’est-ce pas ? » (p. 141).
Et la scène la plus remarquable est celle où les personnages sont plongés dans l’obscurité d’un appartement, cherchant en vain un moyen de faire de la lumière. Se créée alors une atmosphère d’angoisse qu’il serait totalement impossible de reproduire à notre époque.
La lumière, grand thème de la peinture des siècles passés, mais aussi de notre littérature, et dont on néglige souvent l’importance des effets.
1 Pour une approche plus complète de l’auteur et de son œuvre, lire le n°1 de la revue Le Rocambole.
C’est le soir ; un soir de ce tiède et boueux hiver où nous sommes.
Il est dix heures. Une pluie fine fouette les vitres d’un appartement de la rue de l’Arcade, une rue triste et démodée ; les voitures n’y passent presque plus depuis qu’on a ouvert le boulevard Malesherbes ; on y ferme les boutiques à la tombée de la nuit ; l’été, les filles des concierges y jouent au volant d’un trottoir à l’autre. On se croirait en province.
L’appartement est au premier : six fenêtres sur le devant avec balcon. La maison a un air respectable. Une dame de charité l’habiterait sans scrupule. Une femme de la haute galanterie y demeurerait volontiers, à cause de l’apparence honnête. Il y a des amants sérieux qui tiennent à ces choses-là. On en a vu qui exigeaient que leur maîtresse payée allât à la messe. Et justement la Madeleine est tout près de la rue de l’Arcade.
Il y a de la lumière aux fenêtres du balcon. Il y en a aussi à une fenêtre du second étage ; mais là, c’est une clarté discrète, une faible lueur qui filtre par l’interstice des rideaux fermés, tandis qu’au balcon l’éclairage ne se cache pas. Il brille insolemment à travers la soie transparente des stores japonais. On dirait qu’il appelle les passants.
La dame du logis n’en est pas là ; mais elle n’est plus du clan des bourgeoises. Elle en a été dans sa première jeunesse, et elle ne regrette pas de ne plus en être. Elle se souvient du jour où, six mois après sa sortie du couvent, elle fut conduite à l’autel de l’église Sainte-Marie des Batignolles par un capitaine en retraite, quarante-huit ans d’âge et dix-neuf cent cinquante francs de pension.
Au bout d’un an, la lune de miel alla où vont les vieilles lunes. Le capitaine aimait trop l’absinthe. Il passait sa vie au café, et quand il avait perdu au piquet, il battait sa femme. Elle déserta pour s’enrôler dans le régiment des irrégulières.
Et elle ne s’est pas mal trouvée d’avoir permuté. Elle a avancé très vite dès le début. C’est à peine si elle a fait une campagne dans les bas grades, logée en garni et inquiétée par sa blanchisseuse pour cause de notes en souffrance. A la fin de son année de volontariat, elle a mis la main sur un étranger, le providentiel étranger qui achète les premiers meubles et qui a des amis riches.
Après celui-là, sa carrière s’est faite toute seule. Elle a passé par le théâtre, et elle a eu l’esprit de n’y rester que juste le temps d’arriver à la grosse épaulette, c’est-à-dire au coupé, avec le cheval de demi-sang, le cocher et le groom. Un peu plus tard, elle a eu le huit-ressorts, le petit hôtel, rue Jouffroy, et la villa au Vésinet. C’était la promotion dans le grand état-major ; mais il était écrit qu’elle n’atteindrait pas le maréchalat. Sa fortune a subi un temps d’arrêt, promptement suivi d’une reculade. Et cela par sa faute. Elle avait un cœur, et elle l’a quelquefois mal placé. On n’est pas parfaite.
A présent, Claudine Marly a trente ans, et elle en avoue vingt-sept. Elle n’a plus son hôtel ; elle n’a même plus de train ; mais elle a gardé sa maison de campagne, et elle est inscrite au grand-livre : sept mille six cents francs de rente trois pour cent achetés dans de bons cours. Et le titre tient compagnie dans sa caisse à un joli paquet d’obligations. L’appartement de la rue de l’Arcade est de six mille francs, et elle vient de renouveler son mobilier. Elle s’est rangée. On la voit encore aux premières et chez quelques amies d’autrefois qui n’ont pas encore renoncé au service actif ; mais elle ne se montre plus au Bois, et on la rencontre à pied. Elle pense à l’avenir, et elle se capitonne un nid pour ses vieux jours.
Un millionnaire lui a fait ces loisirs. Elle est avec lui, c’est le mot technique, depuis trois ans. Et ce millionnaire n’est ni vieux, ni laid, ni sot, ni Brésilien, ni Valaque. Il a trente-huit ans, il est bien bâti ; il a une de ces têtes qui plaisent aux faibles femmes, une tête de Fra Diavolo, brun, l’air mâle, l’œil profond ; il a l’esprit ouvert et il parle couramment la langue du boulevard. Il a gagné son million à la Bourse, honnêtement, et il s’en est tenu là, ne voulant pas risquer ce million pour tâcher d’en avoir deux. C’est un sage.
Claudine lui a plu parce qu’elle est sage aussi. Elle lui coûte quinze cents francs par mois, sans compter le loyer et les cadeaux. Claudine est heureuse. L’aime-t-elle ? Elle l’a aimé. C’est parce qu’il lui plaisait qu’elle a quitté le prince Lounine, un Russe, qui l’inondait de roubles. Et puis, les seigneurs exotiques commençaient à l’ennuyer. Il en faut, mais pas trop. Elle avait envie de rentrer en France, et Paul Salers était Parisien, pas provincial transplanté, Parisien de Paris, comprenant tout, pas poseur, pas tracassier, pas avare. Il n’a qu’un défaut : il est jaloux. Pas jaloux ridicule.
Il ne marque pas à la craie la semelle des bottines de sa maîtresse afin de vérifier le soir si elle est sortie dans la journée. Il lui laisse pleine liberté d’aller et de venir à sa guise. Il ne la chicane pas sur la fréquentation de certaines camarades qui pratiquent ouvertement la polygamie. Il ne fouille pas dans ses tiroirs pour y surprendre des lettres. Il ne l’espionne pas, et il ne la fait pas espionner. Seulement, dès le premier jour de leur liaison, il a posé des principes. Il a été entendu qu’il viendrait à toute heure, sans prévenir, et il a signifié que l’association serait rompue au premier coup de canif dans le contrat. Claudine sait qu’il tiendrait parole et n’a jamais songé à le tromper chez elle. Il a une clef.
Ce soir-là, qui était le soir d’un dimanche, Claudine ne l’attendait pas. Il allait tous les dimanches à la chasse et il ne revenait que le lundi. Et cependant, Claudine n’avait pas bougé de la maison. Caroline Lebarbier, une ancienne, très gradée, était venue dîner avec elle et l’avait quittée à neuf heures et demie pour affaires de service. Claudine, restée en tête-à-tête avec une tasse de thé, avait appelé sa femme de chambre pour se désennuyer.
Un type, cette femme de chambre qui répondait au nom vaporeux d’Olga, quoique sa personne n’eût rien d’éthéré ; un type de soubrette de Molière mitigé par la fréquentation du Bal de la Reine-Blanche. Olga est plus jeune que sa maîtresse, mais elle paraît plus âgée. Elle a été jolie. Elle le serait encore si elle était restée mince, mais le bien-être l’a engraissée. Elle a déjà des airs de matrone qui choquent un peu Paul Salers, mais qui ne déplaisent pas à ses amis. Il y a quatre ans qu’elle est chez Mme Marly. Elle y est entrée sous le règne du prince russe, et quoiqu’elle ait déclaré hautement que madame avait tort de lâcher ce boyard, elle a suivi la fortune de Claudine. Elle ne s’en repent pas, car la place est bonne. Olga serait riche si elle n’aimait pas les blonds. Honnête fille, d’ailleurs. Elle ne prendrait pas un louis sur la cheminée. Elle s’entend avec les fournisseurs, voilà tout. Et elle n’a qu’un amant, qui s’appelle Ernest et qui dépense un argent fou pour s’habiller à la dernière mode de l’Elysée-Montmartre. Olga se ruine en cravates roses.
Claudine apprécie les qualités de sa suivante, et elle ne dédaigne pas de causer avec elle, ni de la consulter dans des occasions. Olga n’a pas été élevée sur les genoux d’une marquise, mais elle a toujours servi chez des demoiselles bien relationnées, et elle sait se tenir à sa place. Elle conseille madame en lui parlant à la troisième personne.
Et elle ne se permettrait pas de s’asseoir devant madame, même quand madame est seule.
Donc, ce dimanche, Olga écoutait debout sa maîtresse assise au coin du feu et lui donnait gaiement, mais respectueusement, la réplique.
Claudine Marly a le teint blanc mat et les cheveux noirs de jais d’une Espagnole, avec de grands yeux bleus : une étrangeté. Elle est pourtant née rue de Saintonge, au Marais ; mais ces fleurs de haute bicherie poussent partout.
Les traits sont fins, la physionomie est intelligente, les mains superbes, le pied merveilleux, un pied à tourner toutes les têtes, quand il est chaussé d’un bas de soie gris perle et d’une mule de satin noir, un pied à montrer nu, ce qui est plus rare. Un illustre sculpteur l’a copié pour sa statue de Psyché. Elle est grande et elle s’est arrêtée à la première phase de l’embonpoint, ce dangereux ennemi des femmes qui ont doublé le cap de la trentaine. Elle sait s’habiller, elle sait marcher ; elle a ce que Dumas fils appelle la ligne. Rien qu’à la voir allongée sur une causeuse et drapée dans son peignoir de cachemire blanc, on devine qu’elle est faite comme un modèle et qu’elle pourrait poser devant un maître épris de la forme antique. Et sa voix est d’or ; quand elle veut, elle a pour dire : « Mon petit Paul », des inflexions qui vont droit au cœur.
Les deux fenêtres du salon où elle avait pris le thé s’ouvraient de plain-pied sur le balcon. Et il avait bon air, ce salon illuminé comme pour une fête. Des meubles d’un bon style. Peu de tableaux, mais bien choisis. Pas d’entassement de curiosités.
— Madame s’ennuie ; madame devrait sortir, puisque monsieur ne vient pas ce soir, disait Olga.
— Sortir ! répéta Claudine en étouffant un bâillement. Et où veux-tu que j’aille ? Le théâtre est impossible le dimanche. Tu ne supposes pas que je vais aller me galvauder au Skating ou aux Folies-Bergère.
— Madame a peut-être tort de ne pas en essayer. On s’y amuse. Ernest m’y a menée.
— Si je me permettais ces fantaisies-là, Paul pousserait de beaux cris. Il dirait que je me déclasse.
— Je connais pourtant une marquise qui ne se prive pas des Folies-Bergère… et une vraie marquise… la dame du second.
— Comment ! Mme de Benserade ?
— Elle y était dimanche dernier, au bras d’un monsieur qui n’était pas son mari. Elle avait mis une voilette de blonde noire pour cacher sa figure, mais je l’ai reconnue tout de même.
— Est-ce que tu la trouves jolie, toi ?
— Trop blonde et un peu maigriotte, mais elle a du cachet.
— Le mari n’a pas l’air commode. Est-ce qu’ils sont riches, ces gens-là ?
— Oui et non. Leur fortune est en terres. C’est solide, mais ça ne donne pas beaucoup de revenu. Ils ont un château à trente lieues de Paris. Le marquis y va toutes les semaines pour des réparations. Et quand il est là-bas, madame fait ses farces ici.
— Tu es sûre de ça !
— Sûre comme si j’étais sa femme de chambre. Et je peux dire à madame que l’amant est un très joli garçon. Il ne vient pas souvent dans la maison, mais quand il y vient…
— Tais-toi ! interrompit Claudine. Entends-tu ?… ce piétinement là-haut…
— Comme si c’était ici. Il n’y a pas de tapis chez eux. Bon ! voilà qu’ils ont renversé un meuble. On dirait qu’ils se battent. Un marquis et une marquise ! ça serait fort.
— On ouvre la fenêtre au-dessus de nous, dit Claudine en se levant pour mieux écouter.
Et un instant après, elle s’écria :
— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ?
Elle venait d’entendre un bruit singulier.
On eût dit la chute d’un corps lourd qui, en tombant, aurait heurté violemment la grille du balcon.
Les fenêtres du salon avaient tremblé, tant la secousse avait été forte.
Claudine, effrayée, n’osait ni parler ni bouger.
Olga, beaucoup moins émue, regardait la fenêtre et attendait un ordre que sa maîtresse était hors d’état de lui donner.
Sur le balcon, rien ne remuait ; et au-dessus, les bruits avaient cessé.
— Pour sûr, madame, dit Olga, il est arrivé un malheur. Quelqu’un est tombé dans la rue.
— Dans la rue ! balbutia Claudine, non… non… c’est ici… j’en suis sûre… Si c’était un voleur ?…
— Madame n’y pense pas. Il est dix heures, et le salon est éclairé comme pour un bal… les voleurs travaillent quand tout le monde est couché… jamais à la lumière… et puis, ils ne descendent pas des toits.
« Moi, je crois que c’est un accident… un homme qui s’est tué… un homme ou une femme.
— Un mort chez moi !… ah ! je me sauverais et je ne remettrais pas les pieds dans l’appartement.
— Madame aurait tort. Elle n’en trouverait pas un pareil pour le même prix, dit Olga, qui avait l’esprit pratique. Mais il ne s’agit pas de ça. Il faut voir ce qu’il y a derrière les carreaux. J’ai dans l’idée qu’il n’y a rien du tout… à moins que… oui… tout à l’heure on piétinait là-haut… on a ouvert la fenêtre… qui sait si le marquis… il a les cheveux rouges… il doit être colère comme un dindon… il a bien pu… pousser la marquise.
— Elle aurait crié : « Au secours ! »
— Madame a raison… Alors c’est peut-être un meuble… on aurait dit qu’ils se les jetaient à la tête.
— Un meuble se serait brisé en tombant. Je te dis que c’est un homme… Et Paul qui n’est pas là !
— Madame n’a pas besoin de monsieur. Je défendrais bien madame si on voulait lui faire du mal.
— Pense donc que nous sommes toutes seules ici… encore si Caroline Lebarbier était restée… Nous deux, on nous tuerait avant que nous eussions le temps d’appeler. Les journaux sont pleins d’histoires d’assassinats…
— Oh ! on ne me tuerait pas comme ça… et je ne laisserais pas tuer madame. Mais madame se trompe. Il n’y a personne… la preuve, c’est qu’on n’entend rien.
— L’homme se cache ; il attend pour entrer que tout soit éteint.
— Eh bien ! il ne se cachera pas seulement cinq minutes de plus, car je vais voir comment il est fait.
Ce disant, Olga se précipitait vers la fenêtre du balcon et l’ouvrait avec précaution.
Claudine, qui avait essayé inutilement de la retenir, la vit se pencher, puis se relever vivement et rentrer dans le salon.
— Madame avait deviné, dit-elle à demi-voix. Il y a un homme… mais ce n’est pas un voleur… il est mis comme un prince… et il n’est pas dangereux, car il a perdu connaissance… Pour s’en assurer, madame n’a qu’à s’approcher.
Madame n’en avait guère envie, mais la soubrette prit un flambeau sur la cheminée, et madame se décida à la suivre au balcon sur lequel gisait un corps étendu. Olga mit la lumière sous le nez de cet inconnu et s’écria :
— C’est le jeune homme des Folies-Bergère…
— Comment… des Folies-Bergère ? répéta Claudine qui ne comprenait pas.
— Celui que j’y ai rencontré avec la marquise de Benserade. Pas besoin maintenant de chercher d’où il vient. Je suis fixée.
— Oui… il aura été surpris par le mari, et… mon Dieu ! est-ce qu’il s’est tué ?
— Ce serait dommage, murmura la soubrette, il est joli comme un amour. Mais non, reprit-elle en le touchant à la poitrine ; son cœur bat… il vit, et je crois même qu’il n’a rien de cassé… il n’y a pas de sang autour de lui… il aura eu l’esprit de tomber sur ses pieds… le contrecoup l’a renversé et la secousse l’a étourdi.
« Madame pensera sans doute, comme moi, que nous ne pouvons pas le laisser là.
— Non, certes. Il y mourrait…
— Et si le marquis s’avisait de se mettre à la fenêtre, il saurait à quoi s’en tenir sur la vertu de sa femme.
— Il serait capable de le poursuivre ici pour le tuer. Vite, Olga, aide-moi à le porter dans le salon.
— Oh ! madame n’a pas besoin de s’en mêler ; je le porterai bien sans elle. Il ne doit guère peser plus qu’une plume.
Olga se mit en devoir de l’enlever, et elle était bien de force à le faire. Elle avait déjà posé son flambeau sur le tapis, et elle se baissait pour prendre à bras-le-corps l’intéressant blessé.
— Tiens ! dit-elle, il ouvre les yeux.
C’était vrai. Il ouvrait les yeux, de grands yeux bleus dont le premier regard fut pour Claudine. Il fit mieux. Il se souleva sur son coude en s’appuyant d’une main, et, sans plus d’embarras ni de cérémonie, il tendit l’autre à la robuste suivante qui le mit debout sans effort. Elle allait le soutenir par la taille, mais il préféra s’appuyer sur son épaule, et il eut le courage de sourire à la dame du logis.
Ce tombé des nues était un ravissant cavalier, assez grand, mais pas trop ; mince, nerveux et cambré. Une figure de mousquetaire du temps de Louis XIII. Les cheveux un peu longs, d’une finesse à donner envie aux femmes d’y passer les doigts, le front bien encadré, le nez fièrement aquilin, la bouche dédaigneuse, avec des lèvres sensuelles, des dents de jeune loup et d’adorables moustaches blondes, soyeuses, dont le contact devait être doux comme une caresse.
Après l’avoir établi au coin du feu sur une chaise longue, l’adroite Olga courut ramasser le chapeau qui était resté sur le balcon et fermer la fenêtre, comme elle l’avait ouverte, tout doucement.
Claudine était restée en contemplation devant le jeune homme, qui déjà n’était plus tout à fait un inconnu pour elle, car elle se rappelait l’avoir aperçu au Bois et au théâtre. Elle se souvenait même d’avoir demandé son nom à une amie qui n’avait pas pu le lui dire. Et c’était bien la preuve que ce beau garçon ne faisait pas sa spécialité de plaire aux demoiselles du tour du lac. Il devait être coté à toute sa valeur parmi les dames du vrai monde, qui s’y entendent au moins autant que les autres.
— Vous sentez-vous mieux, monsieur ? lui demanda-t-elle.
— Beaucoup mieux, grâce à vous, murmura le ressuscité. Si vous m’aviez laissé sur ce balcon, le froid m’aurait saisi, et je ne me serais pas réveillé de mon évanouissement. On m’aurait trouvé mort demain matin, et Dieu sait ce qu’on aurait dit.
« Mais j’ai dû vous faire bien peur.
— Oui… nous avons entendu le bruit de votre chute, et nous ne savions que penser… J’ai cru d’abord que c’était un voleur…
— Vous devez être rassurée maintenant, chère madame ; et je n’ai plus qu’à m’excuser d’être entré chez vous… comme le vin entre dans les bouteilles… par en haut. Vous savez pourquoi ?
— Je ne veux pas le savoir, répondit en souriant Claudine.
— On m’avait bien dit que vous étiez la plus intelligente des femmes… et la meilleure.
— On vous a parlé de moi ! Qui donc ?
— Tous ceux qui vous connaissent !… M. Paul Salers est de mon cercle, et nous avons des amis communs.
— Mais vous n’êtes pas lié avec lui ? demanda vivement Mme Marly.
— Non madame. Il sait mon nom, voilà tout. Et j’aurais dit commencer par vous dire que je m’appelle Georges de Gravigny.
— Le fils du vieux comte de Gravigny, qui faisait courir autrefois et qui a de si beaux chevaux ?
— Non, madame. Le comte de Gravigny n’a pas d’enfants. Je suis son neveu.
Olga ne perdait pas un mot de ce dialogue et se disait, en regardant Georges du coin de l’œil :
En voilà un qui n’est pas à plaindre. L’oncle a trois cent mille livres de rente… Si ce gamin-là hérite de lui… non, vrai, ce ne serait pas juste… Quand on a une tête d’amant de cœur, on n’a pas besoin d’être riche.
— Mais, reprit M. de Gravigny, me voilà tout à fait remis. Il faut que je parte.
— Rien ne vous y oblige, murmura Claudine.
—- Quand ce ne serait que la crainte de vous compromettre. Si M. Salers arrivait, il serait sans doute désagréablement surpris de me trouver ici.
— M. Salers est à la chasse, et je ne l’attends que demain. Mais si, par impossible, il rentrait ce soir, je lui expliquerais ce qui vient de se passer… C’est un galant homme… et vous pourriez compter sur sa discrétion.
— J’en suis persuadé ; mais j’aime autant ne pas la mettre à l’épreuve. Je vous serai même très obligé de ne pas lui livrer un secret… qui n’est pas seulement le mien.
— Vous avez bien raison de ne vous fier qu’aux femmes, dit hardiment Olga.
— Bien parlé, ma fille, s’écria en riant Georges de Gravigny. Je m’y fie en plein. Mais j’ai un autre motif pour sortir de la maison le plus tôt possible. Le chemin que j’ai pris était le seul qui fût libre… inutile de vous raconter la scène…
— Je la vois d’ici. Le marquis entrait par la porte pendant que vous passiez par la fenêtre.
— Et naturellement je n’ai pas pu la fermer derrière moi. S’il s’aperçoit qu’elle est ouverte…
— Est-ce celle de la chambre à coucher ? demanda l’avisée soubrette.
— Non. C’est celle d’un petit salon qui se trouve juste au-dessus de celui-ci. Je venais d’arriver.
— C’est heureux pour tout le monde. Vous n’avez rien laissé là-haut… pas même votre chapeau. Le mari ne se doutera jamais que vous étiez chez lui. Ils sont rares, les amants qui s’exposent à se casser le cou pour tirer une femme d’un mauvais pas.
— Plus rares sont encore les femmes qui ne perdent pas la tête en pareil cas, et je ne suis pas rassuré du tout.
— La paix doit être faite. On n’entend plus de bruit.
— Mais si… il me semble au contraire que…
— Oui… on marche… c’est le pas d’un homme qui s’approche de la fenêtre.
— Parfaitement. Je n’ai pas une minute à perdre pour m’en aller, dit Georges en se levant. S’il devine que j’ai sauté sur votre balcon, il est très capable de venir me relancer ici.
— Alors, partez, monsieur, partez vite, dit Claudine avec émotion. Si cet homme se présentait chez moi, je me charge de le recevoir.
— Vous êtes un ange, dit Georges en gantant de baisers une main que la dame lui abandonna libéralement. Nous nous reverrons, je l’espère.
— Pas ici, répliqua vivement Mme Marly.
— Non, non… ce ne serait pas prudent… mais nous pouvons nous rencontrer ailleurs… J’ai à cœur de vous remercier, et si vous voulez…
— Ecoutez ! interrompit Olga. Là-haut… On vient de fermer la fenêtre avec violence.
— Ah ! diable ! est-ce qu’il aurait compris ?
— On court vers la porte… on l’ouvre… à votre place, monsieur, moi, j’attendrais un peu avant de me risquer dans l’escalier.
La soubrette parlait encore lorsque le timbre électrique résonna trois fois coup sur coup à la porte de l’appartement.
— C’est lui ! s’écrièrent en même temps Claudine et Georges.
— A moins que ce ne soit monsieur, dit à demi-voix Olga.
— Il ne sonnerait pas, il a une clef, répliqua Mme Marly.
— Je n’y pensais plus. Ce n’est pourtant pas le moment de perdre la tête.
Le timbre résonna de nouveau, mais cette fois à coups précipités comme les battements d’un carillon.
— Que faire ? murmura Claudine.
— Ouvrir, chère madame, répondit avec calme M. de Gravigny. Cet enragé finirait par enfoncer la porte. Je ne veux pas que vous vous exposiez à un pareil scandale. Laissez-moi m’expliquer avec M. le marquis. Il en sera ce qu’il pourra, mais du moins vous ne serez pas compromise.
— Je ne veux pas que vous vous exposiez. Il est armé peut-être.
— Je le désarmerai. J’en ai désarmé bien d’autres.
— Tout ça, c’est des bêtises, dit vivement la soubrette. Commencez donc plutôt par entrer dans la chambre de madame, et enfermez-vous au verrou. Il ne nous mangera pas, ce marquis, et puis, s’il faisait par trop le méchant, nous vous appellerions.
— Vous n’auriez pas besoin de m’appeler. Je vais écouter, et s’il parlait trop haut, j’entrerais. Après tout, il ne m’a jamais vu, et il n’est pas écrit sur ma figure que sa femme…
— Allez, monsieur, allez donc ! reprit Olga en le poussant par les épaules. Et ôtez vite votre pardessus… Il est tout mouillé. Si vous êtes obligé de vous montrer, il ne faut pas qu’on voie que vous vous êtes couché sur la pierre humide de notre balcon.
— Décidément, tu n’es pas sotte, toi, dit Georges qui se laissait faire.
— Maintenant, madame, je vais ouvrir à l’autre. Et il n’est que temps. Il va arracher la sonnette.
— Tu l’empêcheras d’entrer, j’espère.
— Madame peut être tranquille. Je connais les jaloux, et je sais les calmer. Seulement, je ne réponds pas qu’il m’écoutera dans le premier moment. Il demandera peut-être à voir. Alors, il faudra que madame m’aide un peu.
— Ah ! mon Dieu, il frappe maintenant.
— J’y vais, dit Olga en se précipitant hors du salon. Claudine était fort émue. Elle avait même peur. Pas pour elle. Ce mari n’allait pas s’en prendre à une voisine de son malheur conjugal. Elle avait peur pour Georges de Gravigny, pour ce beau garçon tombé du ciel et tourné comme un héros de roman. Les femmes sont toujours du parti des amoureux.
Si ce fou allait le tuer ! pensait-elle en frémissant.
Et elle prêtait l’oreille.
La porte de l’appartement n’était séparée du salon que par une grande antichambre. Claudine entendit d’abord la voix claire d’Olga, bientôt dominée par les éclats d’une voix de basse profonde, puis un bruit de talons de bottes, suivi d’exclamations qui se croisaient sur le diapason le plus aigu.
Et presque aussitôt la porte s’ouvrit brusquement, poussée par un monsieur qu’Olga suivait de très près.
C’était un homme qui devait approcher de la cinquantaine, quoique ses cheveux et sa barbe fussent encore d’un blond très ardent ; grand, sec et vigoureux : une tournure de gentilhomme chasseur et un teint halé par la vie en plein air, un teint rural. Il était vêtu sans élégance, mais personne ne l’aurait pris pour un bourgeois endimanché.
Et, comme le disait Olga en son langage de femme de chambre, il n’avait pas l’air commode.
Ce soir-là moins que jamais. Ses joues étaient enflammées, et ses yeux lançaient des éclairs.
Il entra le chapeau sur la tête et les poings crispés, — deux signes précurseurs d’une scène violente — et il alla droit à Mme Marly qui l’attendait debout, au milieu du salon, dans une attitude assez digne. En la regardant, il se souvint qu’il était marquis et qu’il allait parler à une femme. Il se découvrit. Mais il ne put pas prendre sur lui de la saluer, ni l’appeler madame.
— Il y a un homme ici, dit-il d’une voix étranglée par la colère. Où est-il ?
— Qui êtes-vous, monsieur ? Et pourquoi vous permettez-vous d’entrer ainsi chez moi ? demanda froidement Claudine.
Elle sentait maintenant qu’elle avait le beau rôle, et le sang-froid lui était revenu.
— Qui je suis ? vous le savez fort bien, puisque vous habitez la même maison que moi. Je suis le marquis de Benserade. Et vous savez fort bien aussi pourquoi j’ai forcé votre porte. Un homme est descendu d’une fenêtre sur votre balcon. Cet homme était dans mon appartement…
— Et il s’est sauvé quand vous êtes arrivé, s’écria la fine mouche d’Olga. Ah ! monsieur, que ne m’avez-vous dit ça tout de suite ! Je n’aurais pas fait de difficultés pour vous laisser passer. Un individu qui saute par la fenêtre ne peut être qu’un voleur… Et vous croyez qu’il est sur le balcon ! Ah ! mon Dieu ! mais je vais descendre chez le concierge pour qu’il aille chercher deux sergents de ville.
— Taisez-vous ! dit rudement le marquis, et ne bougez pas, je vous le défends.
— Comment ! vous voulez que nous laissions là un chenapan qui n’aurait qu’à assassiner madame cette nuit.
— Je veux que vous ouvriez cette fenêtre.
— Pas si sotte. Je n’ai pas envie de recevoir un mauvais coup. Ouvrez-la vous-même, si le cœur vous en dit.
Et pendant que M. de Benserade y courait, la soubrette ajouta tout bas, de façon pourtant à être entendue :
— Après ça, il n’y a peut-être personne. Si quelqu’un était tombé du second, ça aurait fait du bruit. Madame s’en serait aperçue.
Le marquis ouvrit et regarda.
— Là ! qu’est-ce que je vous disais ? reprit Olga. La place est vide. Je le savais bien, moi, que notre balcon n’était pas un perchoir pour les voleurs. C’est une idée que vous vous étiez faite ; mais là, vrai, elle n’était pas raisonnable, votre idée. Pensez donc qu’il faudrait être clown du Cirque pour réussir ce tour-là, de sauter un étage sans passer par l’escalier.
Et comme le marquis se taisait :
— Après tout, il s’est peut-être tué sur le pavé de la rue, dit-elle en faisant mine de monter sur le balcon. Non ? vous ne voulez pas que je voie ? Vous avez raison ; ce n’est pas la peine. S’il y avait un mort en bas, il y aurait déjà un attroupement… et on crierait à réveiller tout le quartier.
M. de Benserade l’écarta d’un geste et revint à Claudine qui admirait l’esprit inventif de sa suivante et qui se sentait en état de tenir tête à ce jaloux forcené.
— Si l’homme n’est plus là, c’est que vous l’avez caché, dit-il d’un ton ferme.
— Allons, bon ! s’écria la soubrette, voilà que vous prenez madame pour l’associée de votre voleur. Mais, mon cher monsieur, si un voleur était tombé chez nous, il n’y serait pas resté. Il n’aurait rien eu de plus pressé que de décamper.
— Silence ! dit Mme Marly.
Elle jugeait qu’il était temps d’intervenir, car la situation était tout à la fois dangereuse et ridicule.
— Je m’étonne, monsieur, reprit-elle en s’adressant au mari, qu’un homme de votre naissance et de votre éducation prolonge une scène de ce genre. Vous êtes entré chez moi, malgré moi… cela se conçoit à la rigueur… Vous étiez sous le coup d’une émotion très vive et vous poursuiviez un malfaiteur. Mais maintenant vous vous êtes assuré qu’il n’est pas sur ce balcon, et vous ne pouvez pas supposer que je suis sa complice. Je vous prie donc de vous retirer.
— Je ne m’en irai pas avant d’être certain que vous êtes seule ici avec votre femme de chambre, répondit froidement M. de Benserade qui avait les yeux fixés sur la porte par laquelle Georges de Gravigny avait passé.
— En vérité, c’est trop fort ! Auriez-vous, par hasard, la prétention de visiter mon appartement ?
A ce moment, Mme Marly s’aperçut qu’Olga lui faisait des signes, et elle comprit bientôt à quoi tendait cette pantomime.
La prévoyante Olga avait commis une grosse inadvertance. En apportant le chapeau qui avait roulé sur le balcon, elle l’avait posé sur une console, et elle l’y avait oublié ; or, cette maudite console était placée entre la cheminée et la porte de communication que le marquis examinait avec une persistance inquiétante. C’était un miracle qu’il n’eût pas encore aperçu le chapeau, et la soubrette conçut aussitôt le projet audacieux de faire disparaître ce couvre-chef accusateur, d’autant plus accusateur qu’il était mouillé.
L’entreprise n’était pas facile. Il fallait se glisser entre la console et un mari qui y voyait très clair. Olga essaya pourtant, et elle commençait à manœuvrer en conséquence, lorsque M. de Benserade se retourna.
— Vous persistez à affirmer que vous n’avez reçu personne ? dit-il vivement.
— Je vous répète, monsieur, que je suis seule ! Il n’est venu ici ce soir qu’une de mes amies qui est partie depuis une heure.
— Est-ce elle qui a laissé ce chapeau ?
Claudine, pour le coup, perdit contenance, mais Olga arriva aussitôt à la rescousse.
— Ah çà, cria-t-elle en mettant ses poings sur ses hanches, est-ce que madame n’a pas le droit d’avoir un amant ?
— Alors, c’est votre amant qui est là, reprit le terrible marquis. Pourquoi se cache-t-il ? Je le connais de vue. Je sais même son nom. Et si ce chapeau est à lui, ses initiales doivent y être.
Il le tenait déjà, et il fut bientôt fixé.
— Deux G surmontés d’une couronne de vicomte, dit-il avec une ironie menaçante. J’ignorais que M. Salers fût titré.
— Monsieur, balbutia Claudine, cette inquisition est intolérable.
— Assez ! Ouvrez-moi cette porte, ou je vais la briser.
— Casser la porte de la chambre de madame, dit Olga en barrant le passage au marquis ; ah ! je voudrais bien voir ça, par exemple. C’est moi qui ne me gênerais pas pour crier par la fenêtre : « Au feu ! » et : « A la garde ! ».
Elle avait, sans trop s’en douter, touché juste. Quelque irrité que fût M. de Benserade, il sentit le danger d’un éclat qui aurait ameuté les passants. Il voulait venger son honneur de mari, mais il ne tenait pas à rendre publique sa douloureuse mésaventure.
Il y tenait d’autant moins qu’en réalité il n’avait que des soupçons, de graves soupçons, mais pas de certitude absolue. Revenu de sa terre à l’improviste, il avait trouvé sa femme seule, mais si troublée, si éperdue, qu’il s’était mis à fouiller l’appartement. L’indice de la fenêtre ouverte sur un balcon qui n’était qu’à dix pieds en contrebas ; un cri poussé par la marquise au moment où il se penchait pour regarder : il n’en avait pas fallu davantage pour qu’il envahit le domicile de Mme Marly.
Et il était homme à tuer l’amant, même hors le cas de flagrant délit, à lui casser la tête d’un coup du revolver qu’il portait dans sa poche. Seulement, il ne voulait le tuer qu’à bon escient.
— Soit ! cria-t-il en jetant loin de lui le fatal chapeau, je ne briserai pas cette porte, je n’essayerai même pas de l’ouvrir, car elle doit être fermée en dedans. Celui qui est là m’entend, j’en suis sûr, et je le somme de se montrer.
— Mais puisqu’on vous dit qu’il n’y a personne, ricana la soubrette. Vous pouvez appeler, ce sera comme si vous chantiez : Femme sensible…
— S’il persiste à se cacher, reprit en forçant sa voix l’intraitable marquis, c’est qu’il est un lâche.
A cette sommation, répondit le bruit que fait un fauteuil à roulettes quand on le pousse avec force.
Mme Marly pâlit. Elle avait compris que Georges, qui entendait les tirades du mari, venait de se lever brusquement, piqué au vif par le dernier mot. Il était de ceux qu’on ne digère pas, pour peu qu’on ait du sang dans les veines, ce mot lancé comme un coup de fouet.
Olga aussi avait compris, et elle se disait :
Ce toqué est capable de sortir pour gifler le vieux. Dieu ! que les hommes sont bêtes ! Ça ne sait pas seulement avaler une mauvaise parole sans faire la grimace.
— Oui, vociféra M. de Benserade qui avait entendu rouler le fauteuil, un lâche, un misérable, que je souffletterais, s’il était là.
La mesure était comble. Le verrou fut tiré, la porte s’ouvrit, et Georges de Gravigny apparut les bras croisés, la tête haute, la moustache au vent.
Ah ! le gredin ! qu’il est beau comme ça ! pensa la soubrette. Une femme se jetterait à l’eau pour lui, parole d’honneur. Pourvu qu’il ne fasse pas madame !
Claudine, violemment remuée, le dévorait des yeux.
— C’est vous, monsieur, dit-il froidement, qui parlez de me souffleter ? Essayez donc !
Le marquis le regardait comme un sanglier regarde un chasseur avant de le charger à coups de boutoir, mais il paraissait un peu surpris. Evidemment il ne le connaissait pas, et il s’étonnait de ne l’avoir jamais vu. Peut-être soupçonnait-il sa femme de le tromper avec un de ses amis. C’est assez l’usage. Mais l’outrage n’en était pas moins sanglant parce qu’il venait d’un étranger, et l’outragé manquait de patience.
— Ce n’est pas ici que je veux vous châtier, répliqua M. de Benserade.
— Me châtier de quoi ? demanda Georges du ton le plus insolent.
— Vous le savez fort bien.
— Moi ! pas du tout. Je sais que vous êtes entré ici, sans la permission de madame, et que vous criez, depuis que vous y êtes, comme si vous étiez chez une fille. J’ai bien voulu sortir de ce salon, parce que madame m’en a prié. Elle pensait que sa femme de chambre suffirait pour vous mettre à la porte, si vous passiez les bornes. Mais il est temps, je crois, que j’intervienne.
— Trêve de mensonges, monsieur ! Votre nom, d’abord.
— Quand vous m’aurez dit le vôtre, je verrai s’il me convient de vous répondre.
— Je suis le marquis de Benserade.
— Et moi, je suis le vicomte de Gravigny.
— Je puis donc me battre avec vous.
— Oui, quand vous m’aurez appris pourquoi.
— Vous refusez, alors ?
— Un duel avec un fou. Oh ! catégoriquement.
— Alors, je vais vous tuer, dit le mari en tirant de sa poche un revolver de gros calibre, une véritable arme de guerre.
Claudine faillit s’évanouir, et la soubrette elle-même pâlit de frayeur. Elle était de première force pour parer aux difficultés imprévues, mais elle n’était pas accoutumée aux scènes violentes. Dans le monde où elle avait servi on va rarement jusqu’au coup de pistolet.
Georges seul conserva son sang-froid, quoiqu’il vit fort bien que le danger était sérieux. Il savait le marquis par cœur. La marquise le lui avait expliqué.
— Vous voulez m’assassiner, dit-il froidement et sans reculer d’un pas. De quel droit ?
— Du droit qu’a tout homme de venger l’honneur de son nom. Vous étiez chez moi tout à l’heure… avec ma femme… Si je vous y avais trouvé, je vous aurais tué comme un chien… Vous avez fui lâchement, mais vous ne m’échapperez pas… Vous me devez une réparation par les armes, et je veux bien vous l’offrir encore une fois… Si vous n’en voulez pas, je vous déclare que vous ne sortirez pas d’ici vivant.
— En voilà une histoire, dit Olga qui avait retrouvé la parole. Mais, mon cher monsieur, vous perdez la tête. Monsieur ne sort pas de chez vous. Est-ce que vous vous figurez que madame voudrait des restes d’une autre ?
— Cela signifie qu’elle est la maîtresse de M. de Gravigny. Je ne me laisserai pas prendre à ce mensonge. Je connais M. Paul Salers.
— Qu’est-ce que ça prouve ?
— Finissons-en. C’est à vous que je m’adresse, monsieur, à vous seul. Et j’attends votre réponse.
— Que diable voulez-vous que je vous réponde ? dit insouciamment Georges. Vous me demandez de vous rendre raison d’une offense. Moi, je soutiens que je ne vous ai pas offensé. Et je prétends que je ne suis pas tenu de vous expliquer ce que je suis venu faire chez Mme Marly. Croyez, si cela peut vous être agréable, qu’elle m’a invité à prendre une tasse de thé.
« Quant à votre menace de me brûler la cervelle, je n’en prends nul souci. Vous me permettrez même de vous dire qu’elle est ridicule.
— Misérable ! cria M. de Benserade ; après m’avoir déshonoré, vous m’insultez ! C’en est trop. Vous allez mourir.
Et il leva son revolver.
Claudine écoutait, frémissante. Quand elle vit le canon de l’arme braqué sur la poitrine du plus beau des vicomtes, elle bondit comme une lionne et vint se placer devant Georges qui n’avait ni bougé, ni pâli. Il frisait d’une main aristocratique sa longue moustache blonde.
— C’est mon amant. Vous n’y toucherez pas, dit-elle en regardant le marquis en face.
— Votre amant s’appelle Paul Salers, répondit froidement M. de Benserade.
— Paul Salers m’entretient. Mon amant, le voilà.
Et comme le marquis hésitait, troublé par cette assertion inattendue, Claudine se jeta sur Georges de Gravigny, lui prit la tête à deux mains et l’embrassa furieusement, trois fois, dix fois.
— En douterez-vous encore, maintenant ? dit-elle en revenant au mari stupéfait. Et croyez-vous que je souffrirais qu’il fût l’amant de votre femme ?
Le tableau était à peindre : M. de Benserade irrité, déconcerté, soupçonneux ; Claudine exaltée ; Georges dédaigneux et railleur ; Olga contrariée et murmurant :
— Voilà ce que je craignais !
— Est-ce vrai, monsieur ? demanda le marquis d’une voix étranglée.
— Cela doit être vrai, puisque madame le dit, riposta Georges, en souriant à Mme Marly.
— Et vous gardiez le silence ! vous me laissiez vous accuser ! vous menacer !
— Je me serais laissé tuer plutôt que de vous livrer le secret d’une femme.
La réponse était à double sens, et M. de Benserade le sentit ; mais pour empêcher qu’il ne la prît mal, Claudine intervint de nouveau, et cette fois avec adresse :
— Comment n’avez-vous pas deviné la situation ? s’écria-t-elle. Vous n’avez donc pas vécu ! vous êtes donc un sauvage ! Quoi ! vous connaissez mon amant attitré ; vous trouvez ici un autre homme qui consent à se nommer, mais qui a la délicatesse de ne pas dire à quel titre je le reçois, et par vos emportements, par vos menaces, vous me forcez à proclamer que j’aime M. de Gravigny et que je suis obligée de me cacher pour l’aimer ! En vérité, monsieur, on ne se conduit pas de la sorte, quand on appartient au monde où vous êtes né.
« Allez-vous exiger que j’entre dans des détails… faut-il vous apprendre que M. Salers va tous les dimanches à la chasse, et que je profite de son absence pour passer ma soirée avec Georges ?… Voulez-vous que je vous dise l’heure précise à laquelle Georges est arrivé ? vous expliquerai-je que s’il s’est enfermé dans ma chambre, quand vous avez sonné, c’est que je craignais de voir entrer un ami de M. Salers ?
— Non, murmura M. de Benserade, fortement ébranlé dans ses convictions.
— Il ne vous manquerait plus que d’aller dire à monsieur que madame a un amant, cria du haut de sa tête l’imprudente Olga.
Cette phrase malencontreuse partit juste au moment où Paul Salers, en personne, ouvrait la porte du salon.
Ce fut un coup de théâtre, mais un coup de théâtre sans bruit, sans éclats de voix et sans gestes à effet.
Ce fut même d’abord une scène muette, car tout le monde se tut. C’est à peine si Olga se permit de dire entre ses dents :
— Voilà ce que c’est que de laisser une clef à un homme !
De tous les acteurs de ce drame intime, Paul Salers aurait dû être le plus agité. La compagnie qu’il trouvait chez sa maîtresse était faite pour l’étonner, pas du tout pour lui plaire. Et il était le plus calme. Il referma tranquillement la porte, il ôta sa casquette de chasse et il alla poser dans un coin du salon son fusil et son carnier.
Le marquis l’avait reconnu tout de suite, et Georges, qui le rencontrait plus souvent, l’avait reconnu encore mieux.
Mais le marquis se réjouissait de son apparition, et Georges ne s’en réjouissait pas du tout.
Le marquis comprenait qu’une explication allait s’ensuivre et lui ôter ses derniers doutes. Peu lui importait que cet éclaircissement coûtât cher à Mme Marly.
Georges sentait que de grosses responsabilités allaient retomber sur lui, quoi qu’il advint. Si Claudine disait la vérité pour sauver sa situation et garder M. Salers, M. de Benserade se rejetait du coup sur l’amant de sa femme qui se trouvait perdue par le fait de Georges. Si, au contraire, Claudine poussait l’héroïsme jusqu’à mentir, elle sacrifiait une liaison utile à un garçon qui ne pouvait lui offrir que des compensations agréables, et dont elle n’était même pas la maîtresse.
Olga calculait tristement que c’en était fait de la fructueuse protection de Paul Salers. Elle avait eu le temps d’étudier son caractère, et elle se disait :
Monsieur est souple à peu près comme une barre de fer. Madame ne s’en tirera pas. J’ai connu des hommes qu’elle aurait ramenés du soir au matin. Mais avec celui-là… pas possible. Il est de ceux qui ne reviennent jamais. Et il ne la laissera même pas s’expliquer avec lui en tête-à-tête. Madame n’en sera pas à chercher fortune demain… C’est égal. Elle le regrettera. Le blond est joli, mais il a beau être le neveu d’un comte qui a trois cent mille francs de rente, il ne me fait pas l’effet d’en donner aux femmes, des rentes.
Claudine, quoiqu’elle eût beaucoup vécu, ne s’était jamais trouvée à pareille fête. Ce n’était pas la première fois qu’il lui arrivait d’être surprise. Mais à ces catastrophes qu’une femme galante doit toujours prévoir, il y avait au moins une compensation : un amour nouveau ou un caprice satisfait. Et puis, dans ce temps-là, elle se souciait assez peu d’une étape de plus ou de moins dans la vie joyeuse qu’elle menait, et les changements de garnison ne l’effrayaient guère. Maintenant, elle pensait à l’avenir. Paul Salers n’était pas de ces amis sans consistance qu’on remplace facilement, et au point de vue sérieux, elle doutait du charmant vicomte. Enfin, il n’était pas son amant, cet adorable Georges. Savait-elle seulement s’il voulait l’être ? Compromettre son avenir à elle pour le tirer d’un mauvais pas, quelle folie ! D’un mot, elle pouvait rassurer Paul, quoiqu’il fût déjà un peu tard pour le dire, ce mot qui aurait tout réparé.
Oui, mais il y avait là-haut une femme qui pleurait, qui tremblait, qui attendait dans d’horribles angoisses le retour d’un mari justicier. Claudine n’avait aucune raison pour l’aimer, cette marquise. D’abord, c’était ce qu’on appelle une femme honnête, et ce n’était pas une honnête femme, puisqu’elle avait un amant. Une concurrente, par conséquent ; une concurrente dangereuse et dédaigneuse qui détournait la tête quand elle rencontrait dans l’escalier sa voisine du premier, et qui se collait contre la muraille de peur que son manteau ne frôlât les jupes d’une impure. Quelle occasion pour se venger d’elle ! Et pourtant Claudine hésitait. Ce mari lui paraissait capable de se porter à de terribles extrémités Un homme qui avait voulu tuer l’amant, sans explication, pouvait fort bien tuer si femme, après explication. La mort de la pécheresse, c’était trop.
Et pour Claudine, pas moyen d’échapper à cet effrayant dilemme : perdre sa position ou condamner Mme de Benserade.
Toutes ces réflexions, elle les fit en quelques secondes, et il lui vint une idée. Elle crut avoir trouvé un accommodement entre son intérêt et la pitié que lui inspirait la dame, un biais qui pouvait tout concilier. Elle pensa qu’il lui suffirait de retenir Paul après que le marquis serait parti, calmé par une déclaration publique, et de lui dire à huis clos la vraie vérité, en invoquant le témoignage de M. de Gravigny. Paul était assez Parisien pour comprendre le dessous de cette comédie jouée au profit d’une faible femme, et pour excuser sa maîtresse d’y avoir accepté un rôle.
Peut-être aussi Claudine se disait-elle que, le péril une fois conjuré, ce joli blond qui avait nom Georges compléterait à merveille l’existence qu’elle s’était arrangée, qu’il se lierait avec Paul, et qu’elle pourrait, sans renoncer à M. Salers, faire de Georges le plus heureux des trois.
Le cœur des irrégulières est plein d’arrière-pensées.
Avant tout, il s’agissait de savoir ce qu’il allait dire, ce Paul Salers, retour de la chasse, qui faisait si bonne mine à si mauvais jeu.
Il s’avançait tranquillement vers le groupe de trois personnages qui se tenait devant la cheminée, et il avait su se donner l’air d’un bon bourgeois rentrant chez lui après une partie de campagne et ravi de trouver deux amis au coin du feu de sa femme. Il aurait pu représenter Othello, ayant presque le physique de l’emploi, et il entrait sans sourciller dans la peau de Georges Dandin.
Il tendit tout d’abord la main à Claudine, et il lui dit gaiement :
— Je vous dérange, ma chère. Excusez-moi (il ne la tutoyait qu’en tête-à-tête). Si j’avais prévu que la pluie me forcerait à revenir à Paris ce soir, avec trois lapins dans mon carnier pour tout potage, je vous aurais envoyé une dépêche. Les maris qui s’absentent devraient toujours emporter un baromètre… et surtout ne jamais arriver quand on ne les attend pas.
Ce début parut de mauvais augure à Mme Marly. Elle avait pratiqué Paul Salers, et elle se défiait de ses plaisanteries à froid.
— Présentez-moi donc à ces messieurs, reprit-il. J’ai l’honneur de les connaître de vue. Mais peut-être ne me connaissent-ils pas.
— Je vous connais fort bien, monsieur, dit brusquement M. de Benserade, et je pense qu’il est inutile que je me nomme.
— Tout à fait inutile, monsieur le marquis.
— Nous nous sommes rencontrés souvent dans un cercle, dit à son tour Georges.
— Très souvent, monsieur, mais c’est la première fois que nous nous parlons… et il est possible que ce soit la dernière. Veuillez donc m’apprendre à quelle cause je dois le plaisir de vous voir ici.
— C’est à moi de vous l’apprendre, reprit impitoyablement le marquis. J’y suis entré parce que je croyais être certain d’y trouver un homme qui s’était introduit chez moi. Cet homme avait fui à mon arrivée, et j’avais de graves raisons de penser qu’il s’était réfugié chez madame. J’y ai trouvé M. de Gravigny, et quand je lui ai demandé une réparation qu’il me devait, madame m’a déclaré que je me trompais, que M. de Gravigny avait passé la soirée chez elle, et qu’il était…