Le Collier d'acier - Fortuné du Boisgobey - ebook

Le Collier d'acier ebook

Fortuné du Boisgobey

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Opis

Une enquête criminelle autour d'un savant fouEn 1882, Fortuné du Boisgobey est passé maître dans l’art d’écrire un roman policier. Tout commence naturellement par un crime, introduit de manière spectaculaire, et se poursuit par une double enquête : d’un côté celle de la police officielle et de la justice ; de l’autre celle de détectives amateurs.Chez Boisgobey, ceux-ci sont souvent de jeunes aristocrates courageux ; ici, ce sont des artistes : le peintre Alfred Caussade et son ami vaudevilliste Georges Darès. Mais cette fois, l’adversaire n’est pas un mystérieux étranger, mais une femme… La perspective change, le registre sentimental est grandement exploité, mais l’intensité du drame demeure, avec un intéressant suspense final. Un personnage de savant fou — médecin, pour être plus précis — agrémente la distribution, et sa terrible invention aura son importance.Le roman est paru initialement dans La Lanterne, du 16 octobre au 19 décembre 1882, puis fut publié en librairie chez Plon, en 1883.Fortuné du Boisgobey offre ici un nouveau roman policier avec une intrigue judiciaire et une romance parfaitement menéesEXTRAIT Ce n’est pas un mariage du grand monde ; ce n’est pas non plus une noce d’ouvriers, où chacun paye son écot.Il n’y a pas de voitures de maître à la porte du restaurant, mais les mariés et leurs témoins sont venus dans des landaus de louage, conduits par des cochers gantés de blanc et traînés par des chevaux enrubannés.Si le dîner a été commandé dans la banlieue, c’est que, dans l’intérieur de Paris, les salons de cent couverts sont assez rares ; mais l’établissement du père Cabassol, à Boulogne-sur-Seine, n’est pas une guinguette. Il est avantageusement connu depuis quarante ans, et sa spécialité, c’est de confectionner, au plus juste prix, les repas de noce de la bourgeoisie aisée.Plus d’un gros négociant, qui tient maintenant le haut du pavé sur la place, y a fêté jadis le plus beau jour de sa vie, alors qu’il débutait dans les affaires et qu’il s’estimait trop heureux d’épouser la fille d’un boutiquier, avec cent mille francs de dot.Cette fois, c’est la fille d’un médecin qui épouse le caissier d’une maison de banque.A PROPOS DE L'AUTEUR Fortuné du Boisgobey est né en 1821 et mort en 1891. Écrivain emblématique du XIXe siècle, il s'est essayé au genre du roman policier, judiciaire et historique. Ayant connu un succès considérable de son vivant, il est considéré comme l'un des plus grands feuilletonistes de la littérature française. Il fut à la tête de la Société des Gens de Lettres entre 1885 et 1886.

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Bibliothèque du Rocambole

Œuvres de Fortuné du Boisgobey - 4

collection dirigée par Alfu

Fortuné du Boisgobey

Le Collier d’acier

1882

AARP — Centre Rocambole

Encrageédition

© 2011

ISBN 978-2-36058-904-3

Préface

d’Alfu

En 1882, Fortuné du Boisgobey 1est passé maître dans l’art d’écrire un roman policier.

Tout commence naturellement par un crime, introduit de manière spectaculaire, et se poursuit par une double enquête : d’un côté celle de la police officielle et de la justice — représentée par un nouveau juge d’instruction, Pierre Mornas, qui va se retrouver dans une bien difficile situation, vu ses relations avec plusieurs autres personnages du roman ; de l’autre celle de détectives amateurs.

Chez Boisgobey, ceux-ci sont souvent de jeunes aristocrates courageux — tels Edmond de Sartilly, Henri de Servon ou encore Julien de La Chanterie 2 ; ici, ce sont des artistes : le peintre Alfred Caussade et son ami vaudevilliste Georges Darès.

Ces derniers d’ailleurs permettent à l’auteur d’enrichir le tableau qu’il fait de Paris au fil de ses romans.

« La pièce allait se jouer sur un théâtre des boulevards : le plus grand et le plus ancien, celui qui compte le plus d’événements dans son histoire : succès éclatants, chutes retentissantes et incendies destructeurs : la Porte Saint-Martin, qui vit naître la Tour de Nesle, qui brûla de fond en comble en 1871 et qui, depuis sa dernière résurrection, a cessé de représenter exclusivement le drame pour ouvrir ses portes à des genres plus modernes.

La salle est vaste, et quand elle est pleine, les auteurs encaissent de beaux droits. Georges Darès jouait donc une grosse partie, et il était à peu près certain de la gagner. Sa féerie était accommodée d’après les meilleurs principes des bons faiseurs et suffisamment assaisonnée de mots spirituels. Le directeur, qui s’y connaît, comptait sur cent représentations.

Ce soir-là, le théâtre regorgeait de monde. Sa façade extérieure étincelait de lumières, et le public ordinaire de ces fêtes était venu en masse : critiques patentés, directeurs de journaux, gommeux de profession et demoiselles à la mode, sans compter un certain nombre de bons bourgeois, friands de solennités dramatiques et n’en manquant pas une, dans le vague espoir de lire un jour leur nom imprimé tout vif dans un compte rendu, à la troisième page d’une feuille en vogue. » (p. 116)

Mais cette fois, l’adversaire n’est pas un mystérieux étranger, mais une femme… La perspective change, le registre sentimental est grandement exploité, mais l’intensité du drame demeure, avec un intéressant suspense final.

Un personnage de savant fou — médecin, pour être plus précis, le docteur Gigondès — agrémente la distribution, et sa terrible invention aura son importance. Avant cela, les enquêteurs trouveront la bourre d’un fusil qui, ne relevant pas du message à découvrir, comme dansLe Coup de pouce, n’en sera pas moins un temps accusateur pour le suspect désigné d’emblée, le jeune poète Louis Mareuil.

Le roman est paru initialement dansLa Lanterne, du 16 octobre au 19 décembre 1882, puis fut publié en librairie chez Plon, en 1883.

1Pour une approche plus complète de l’auteur et de son œuvre, lire le n°1 de la revueLe Rocambole.

2Lire les premiers titres de la collection.

1.

Ce n’est pas un mariage du grand monde ; ce n’est pas non plus une noce d’ouvriers, où chacun paye son écot.

Il n’y a pas de voitures de maître à la porte du restaurant, mais les mariés et leurs témoins sont venus dans des landaus de louage, conduits par des cochers gantés de blanc et traînés par des chevaux enrubannés.

Si le dîner a été commandé dans la banlieue, c’est que, dans l’intérieur de Paris, les salons de cent couverts sont assez rares ; mais l’établissement du père Cabassol, à Boulogne-sur-Seine, n’est pas une guinguette. Il est avantageusement connu depuis quarante ans, et sa spécialité, c’est de confectionner, au plus juste prix, les repas de noce de la bourgeoisie aisée.

Plus d’un gros négociant, qui tient maintenant le haut du pavé sur la place, y a fêté jadis le plus beau jour de sa vie, alors qu’il débutait dans les affaires et qu’il s’estimait trop heureux d’épouser la fille d’un boutiquier, avec cent mille francs de dot.

Cette fois, c’est la fille d’un médecin qui épouse le caissier d’une maison de banque.

Le médecin, mort il y a deux ans, a laissé une assez belle fortune à sa fille unique. Le marié ne possède que ses appointements et quelques économies ; mais il a de l’avenir. Le banquier qui lui a confié sa caisse vient de le prendre pour associé et compte en faire plus tard son successeur.

Edmond Trémentin, le marié, a trente ans. La mariée Cécile Aubrac, en a dix-neuf.

Edmond est un beau garçon, bien planté, bien tourné, et très intelligent. Cécile est adorablement jolie ; elle est aimable, elle est bonne.

Impossible d’imaginer un couple mieux assorti, et tout fait présager qu’ils seront heureux en ménage.

Pas de belles-mères pour troubler leur bonheur conjugal ; pas de beaux-pères. Ils sont orphelins tous les deux.

Cécile est assise à côté de M. Verdalenc, le chef de la maison où son mari est employé. Edmond, qui lui fait vis-à-vis, est placé entre Mme Verdalenc et Mme veuve Aubrac, tante par alliance de sa femme.

Ces respectables dames et cet honorable financier ont arrangé ce mariage, qui n’est pas tout à fait un mariage d’inclination, et ils sont au comble de la joie.

On a convoqué le ban et l’arrière-ban des amis et connaissances. Le dîner a été plantureux, les vins excellents. On en est au champagne, qu’on verse avec profusion. Les jeunes têtes sont déjà échauffées, et comme on doit danser au piano après dîner, le bal promet d’être très gai.

Les conversations se croisent, et les toasts se succèdent. C’est le moment psychologique où, du temps de nos pères, on chantait au dessert ; mais le banquier Verdalenc, qui se pique de belles manières, n’a garde de donner le signal.

Tous ses commis sont là, et quelques-uns risqueraient volontiers des couplets de circonstance, mais ils n’osent pas.

Les demoiselles, impatientes de valser, commencent à trouver que la séance est trop longue.

C’est aussi l’avis de deux invités, placés côte à côte, au bas bout de la longue table ou festoient soixante-dix convives, deux invités qui n’appartiennent ni à la banque, ni au corps médical.

On les a priés un peu par raccroc. L’un est auteur dramatique ; ses pièces ont du succès, et il donne souvent des loges à Mme Verdalenc, qui aime beaucoup le théâtre et qui n’aime pas à payer sa place. L’autre est un peintre de talent. Il a été lié autrefois avec le Dr Aubrac, et il a fait les portraits du père et de la fille.

Ils sont venus pour ne pas désobliger de braves gens qui ont cru leur être agréables en les convoquant à cette réunion de famille, et comme ils ne s’amusent pas outre mesure, ils échangent à demi-voix, pour égayer cet interminable festin, des observations sur les gens de la noce, y compris, bien entendu, les nouveaux époux.

— Mon cher, dit le peintre qui a nom Alfred Caussade, quand tu écriras un rôle pour Geoffroy, du Palais-Royal, tu devrais prendre modèle sur Verdalenc. Quel type que ce banquier ! C’est Joseph Prud’homme tout craché, avec ses lunettes d’or et sa voix de basse-taille.

— Pas si bête ! J’ai besoin de lui, répliqua le vaudevilliste Georges Darès. Il va chantant mes louanges chez tous les négociants de la rue du Sentier.

— Bah ! il ne se reconnaîtrait pas, si tu le copiais.

— Il est plus malin que tu ne penses. D’ailleurs, les types ne manquent pas ici. Le marié est bien plus curieux à étudier que Verdalenc.

— Ce fort gars qui a une tête de modèle ! Il ferait un superbe chef de rayon dans un grand magasin de nouveautés, mais je ne lui trouve rien de particulier.

— Parce que tu ne l’as pas pratiqué. Moi qui fréquente, depuis des années, la maison de son patron, je l’ai vu à l’œuvre, et je te garantis qu’il vaut la peine d’être observé. C’est un ambitieux de première force. Il a commencé par balayer les bureaux chez Verdalenc. Tu conviendras qu’il lui a fallu de l’énergie et du savoir-faire pour devenir le monsieur que tu vois.

— D’accord ; mais c’est l’histoire de tous les jeunes gens qui font leur chemin dans le commerce.

— Non pas. M. Trémentin est arrivé par les femmes. Il a été d’abord l’amant de Mme Verdalenc.

— Allons donc ! Elle a cinquante-cinq ans.

— Elle n’en avait que quarante-cinq lorsqu’il lui a plu. Il a gagné les bonnes grâces de monsieur, et il est resté bien avec madame, puisque c’est elle qui le marie.

— Avec cette pauvre Cécile ! Je la plains de tout mon cœur, car c’est un intrigant de la pire espèce, ce bonhomme-là. Sacrebleu ! si mon vieil ami le docteur vivait encore, ça ne se passerait pas comme ça. Malheureusement, sa belle-sœur, qui s’est chargée de la petite, n’a pas l’ombre du sens commun. Qu’attendre d’une vieille folle qui se fait appeler la baronne Aubrac, sous prétexte que le père de feu son mari était colonel et baron du Premier Empire ? Ce qui m’étonne, c’est que Cécile ait consenti à épouser ce bellâtre.

— Mon cher, ce bellâtre est un beau ténébreux. Il a eu trois ou quatre maîtresses dans le meilleur monde, et personne ne les a jamais connues, quoiqu’elles lui aient toutes été utiles.

— Comment le sait-on ?

— On le devine. On prétend même que Mme Verdalenc était jalouse de la dernière, et que pour jouer un tour à sa rivale, elle a poussé son Edmond à se marier, et endoctrine Mlle Aubrac, qui a fini par se laisser faire, quoiqu’elle eût une inclination.

— Où diable as-tu appris tout ce que tu me racontes là ?

— Je suis lié avec un garçon que tu as dû rencontrer dans les ateliers de notre quartier, et j’ai reçu ses confidences. Il était amoureux de cette jeune fille ; il l’est encore, et je crains que le chagrin de la perdre ne lui tourne complètement la cervelle. Un poète !… ça n’aurait rien d’étonnant.

— Un poète ?

— Eh ! oui… Louis Mareuil, qui vient de publier un volume de vers, et qui fait du journalisme à ses moments perdus.

— Je le connais. Il est fort bien de sa personne, et il a du talent. Et Cécile lui a préféré ce caissier ! C’est humiliant pour les artistes. Si j’avais su, j’aurais refusé l’invitation de la tante, et je te déclare que je vais filer ; dès qu’on se lèvera de table. Je ne veux pas assister au départ de la mariée, et quand le sacrifice sera consommé, je ne mettrai jamais les pieds chez Mme Trémentin.

— Moi aussi, parbleu ! je vais filer. Mais la question, ce sera de trouver une voiture pour nous ramener à Paris. Il est dix heures du soir, et nous sommes à Boulogne, où les fiacres n’abondent pas après le soleil couché. Et comme il n’y a pas de place pour nous dans les carrosses de la noce, et qu’il fait un temps à ne pas mettre un caniche dehors…

— C’est vrai… il tombe des hallebardes, dit Caussade en regardant les fenêtres fouettées par la pluie.

Le salon de cent couverts était au premier étage de la maison Cabassol, un premier étage qui n’était qu’un rez-de-chaussée surélevé.

La nuit était noire, et le vent soufflait avec furie. L’affreux automne de cette année faisait des siennes.

— Bah ! conclut Darès, faute de mieux, nous pourrons toujours prendre le tramway à Saint-Cloud. Il n’y a que le pont à traverser.

« Ah ! voilà le bel Edmond qui se lève pour répondre au discours de ce bénisseur de Verdalenc. La mariée, qui pressent qu’il va être question d’elle, rougit et baisse la tête…

Un bruit de verres brisés coupa la parole à l’auteur dramatique.

Une vitre venait de voler en éclats, et le marié, qui faisait face à la fenêtre, tomba, frappé au cœur par une balle.

La foudre, éclatant au milieu de la table, n’aurait pas jeté les convives dans un désarroi plus complet que ne le fit cet écroulement subit du marié, qui venait de se lever pour vider à leur santé une coupe pleine de vin de Champagne.

Ils ne comprenaient pas encore, et, en le voyant tomber à la renverse, ils crurent presque tous qu’il avait été pris d’un étourdissement.

Quelques-uns pensèrent même qu’il était ivre, et, à vrai dire, il avait beaucoup bu.

Les plus rapprochés se précipitèrent pour le relever, et réussirent, non sans peine, à le remettre debout, en le soutenant sous les bras.

Alors un cri d’horreur sortit de toutes les bouches. Le sang coulait à flots de la blessure qu’il avait reçue en pleine poitrine, inondant le plastron immaculé de sa chemise de noces et tachant les mains de ceux qui l’étayaient. Son visage était d’une pâleur livide, et sa tête, rejetée en arrière, retomba inerte sur son épaulé dès qu’on lui eût fait reprendre la position verticale.

Il était mort, et il avait été tué raide.

La mariée s’évanouit. La baronne Aubrac s’enfuit à l’autre bout de la salle, et Mme Verdalenc s’affaissa sur elle-même.

M. Verdalenc, de sa voix de basse profonde, appelait un médecin ! un médecin !… et comme il y en avait là trois ou quatre, — d’anciens confrères et amis du père de Cécile, — les secours ne manquèrent pas au malheureux, qu’on avait assis sur une chaise.

Mais les assistants effrayés, consternés, abasourdis, ne songèrent point à se demander d’où venait la balle meurtrière. Ils n’avaient entendu que le fracas de la vitre brisée. Sans doute, le vent avait emporté le bruit du coup de feu, qui devait cependant avoir été tiré d’assez près.

Un seul invité s’était à peu près rendu compte de ce qui s’était passé, et celui-là, c’était le vaudevilliste Georges Darès.

Au moment précis où M. Trémentin avait été frappé, Georges observait Cécile, qui tournait le dos à la fenêtre à laquelle son mari faisait face.

Non seulement Georges avait vu la vitre voler en éclats, mais il avait vu aussi une lueur briller au dehors comme un éclair et s’éteindre aussitôt.

Il suffisait de regarder la victime de ce crime abominable pour deviner que les soins qu’on lui prodiguait ne lui rendraient pas la vie, et Georges, qui avait l’esprit prompt, pensa aussitôt à l’assassin.

— Ils le laisseraient s’échapper, si nous n’y mettions ordre, dit-il vivement à son ami Caussade. Mais il n’a pas encore eu le temps d’aller bien loin, et tu vas m’aider à l’empoigner.

— Volontiers, répondit le peintre, qui ne s’étonnait jamais de rien.

Et, au lieu de se mêler au groupe des empressés inutiles, ils coururent à la porte.

— On l’aura arrêté, quoi que tu en dises, reprit Caussade en descendant l’escalier. Il y avait du monde dans la rue, que diable !

— Tu oublies qu’il pleut à verse ; répliqua Darès.

La raison était excellente, car ils n’eurent pas plutôt passé le seuil de la maison qu’ils purent constater que la rue était absolument déserte.

Au restaurant Cabassol est annexée une auberge avec remises et écuries.

Les cochers de la noce, après avoir mis à l’abri leurs voitures et leurs chevaux, soupaient à la cuisine. Pas un des fiacres qui avaient amené les invités n’était resté pour les attendre, et à dix heures du soir, par une pluie battante, les habitants de Boulogne ne flânent guère sur la voie publique.

Evidemment, les gens de service qui festinaient dans les sous-sols n’avaient pas encore connaissance de l’événement, car aucun d’eux n’avait quitté la table,

— Je ne vois personne, grommela Georges Darès en regardant à droite et à gauche. Le gredin à déjà décampé. Par où est-il passé ? Je ne m’en doute pas. Et toi ?

La rue n’était ni large ni longue. Elle aboutissait d’un côté à la route qui va de la porte d’Auteuil au pont de Saint-Cloud, et du côté opposé, elle se confondait avec un chemin qui mène au bois de Boulogne, en longeant la propriété de M. de Rothschild.

En face du restaurant, il n’y avait, en fait de constructions, qu’une baraque en planches qui devait servir de magasin à quelque industriel du pays, et qui ne paraissait pas avoir jamais été habitée.

Georges Darès eut cependant l’idée que le meurtrier pouvait s’être réfugié là, et il allait monter à l’assaut de ce hangar perché sur un talus dont le sommet dominait de trois mètres le pavé de la rue, lorsque Caussade s’écria :

— Je le vois… Il se sauve vers le bois.

Le vaudevilliste se retourna, et, à la lueur tremblante d’un bec de gaz planté au bout du village comme une sentinelle avancée, il aperçut un homme courant à toutes jambes et tenant à la main un objet qui pouvait bien être un fusil.

Cet homme avait au moins cinquante pas d’avance, et il allait d’un train qui laissait aux deux amis peu d’espoir de le rattraper.

— Essayons, dit Darès.

Caussade répéta :

— Essayons !

Et ils se lancèrent à la poursuite du fuyard, en criant : « Arrêtez-le ! »

Malheureusement, il n’y avait là personne pour lui barrer le chemin, et ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.

La chasse commença, dans de mauvaises conditions pour les chasseurs, car l’homme s’était aperçu qu’ils couraient après lui, et la crainte d’être rejoint lui donnait des ailes.

Il était petit et mince. De loin, on eût dit un enfant. Et l’exiguïté de sa taille lui donnait un avantage de plus, car elle lui permettait de se dissimuler dans l’ombre plus aisément que ne l’aurait pu faire un grand gaillard, large d’épaules. C’était bien ce qu’il espérait, car il se dirigeait en ligne droite vers le bois, où l’obscurité allait le dérober aux yeux de ceux qui voulaient le prendre.

Ils y auraient peut-être réussi en rase campagne, car ils avaient probablement plus de fond, mais ils avaient aussi moins de vitesse, et bientôt l’homme disparut sous les arbres.

Ils remarquèrent pourtant qu’au lieu de se jeter dans les taillis où ils n’auraient jamais pu le retrouver, il enfilait une allée sinueuse qui devait déboucher sur l’hippodrome de Longchamps, et ils ne se découragèrent point.

Ils entrèrent dans le bois deux minutes après lui. Là, Caussade, faute d’y voir clair, mit le pied dans une ornière et tomba. Il se releva en jurant, mais Darès s’était arrêté pour l’aider, et ils avaient perdu quelques secondes. La chasse était manquée.

— J’en ai assez, grommela le peintre.

— Moi pas, répliqua l’auteur dramatique, mais ce n’est pas la peine de continuer. Nous sommes distancés.

— Sans compter que si, par hasard, nous le rattrapions, il pourrait nous en cuire. Son fusil doit être à deux coups. Il a une seconde balle à notre service, et nous n’avons pas même une canne.

— C’est vrai, et ce serait trop bête de nous faire casser la tête par ce coquin-là. J’aime mieux me conserver pour déposer contre lui, quand il passera en cour d’assises… car on le repincera, c’est sûr.

— Hum !… il a opéré avec une habileté qui prouve que toutes ses précautions sont prises, et…

— Chut !… écoutons, interrompit Darès. Est-ce que tu n’entends pas le roulement d’une voiture ?

— Si… là-bas, devant nous. Eh bien ?…

— C’est lui qu’elle emmène, parbleu !

— Comment ! tu te figures qu’il a un équipage à ses ordres ?

— Pourquoi pas ?

— Parce que généralement les assassins ne roulent pas carrosse.

— D’accord, mais tout est extraordinaire dans cette affaire. Et d’ailleurs, cet homme évidemment n’est pas un assassin de profession. Il n’a pas tué Trémentin pour le voler. Donc, il y a une vengeance là-dessous, et l’on rencontre encore dans le monde des gens riches qui se vengent.

— Il me semble que le bruit s’éloigne.

— Il cesse… Il a cessé. Dans une demi-heure, cet homme sera à Paris, et rien ne l’empêchera de se promener sur le boulevard, si le cœur lui en dit. Personne ne le reconnaîtra, puisque personne n’a vu sa figure.

« Retournons, mon cher, je suis trempé jusqu’aux os, et j’éprouve le besoin de me sécher.

— Et moi, donc !… nous sommes en habit noir et en cravate blanche… sans paletot… sans chapeau… Ah ! la fille de mon vieil ami Aubrac peut se vanter de m’avoir fait faire une extravagance. C’est parce qu’il s’agissait de son mari que je me suis lancé dans cette jolie expédition. Et si je n’en rapporte pas une fluxion de poitrine, j’aurai de la chance.

— Dis donc, Alfred, la voilà veuve, cette charmante Cécile. Louis Mareuil, maintenant, pourra l’épouser.

— Veuve avant d’avoir été femme, murmura Caussade. Voilà une situation à mettre au théâtre. Elle pourra te servir quand tu écriras une comédie, mon cher.

— Je ne fais que des vaudevilles et des pièces à femmes, répliqua Georges Darès ; et puis, le sujet n’a rien de comique. Je n’y vois qu’un gros drame.

— Et une cause célèbre, si l’on retrouve l’homme qui vient de nous échapper. J’en doute fort, mais rentrons, je te prie. Je grelotte… Et d’ailleurs, je voudrais savoir ce qu’ont fait les gens de la noce, pendant que nous poursuivions l’assassin.

— Moi aussi. Marchons… au pas accéléré… ça nous réchauffera.

Ils reprirent le chemin qu’ils avaient suivi en courant, et qui leur parut cette fois beaucoup plus long, comme il arrive toujours quand on revient d’une chasse manquée.

La pluie redoublait de violence, et le vent leur soufflait au visage. Mauvaises conditions pour causer. Ils avançaient donc silencieusement, mais Darès, tout en se hâtant, examinait les abords de la route.

A droite, s’élevait le mur du parc Rothschild ; à gauche, s’étendaient des terrains vagues. La rue où se trouvait le restaurant n’était bâtie que d’un seul côté, car la baraque en planches qui faisait vis-à-vis à l’établissement du père Cabassol ne pouvait guère passer pour une bâtisse.

Le meurtrier avait donc eu toutes facilités pour faire feu et pour fuir sans être vu. Il avait dû choisir sa place à l’avance et calculer ses chances. Le coup avait été longuement et savamment prémédité.

— Cher ami, reprit Caussade, ennuyé de garder pour lui seul les idées qui lui venaient à l’esprit, je crois, comme toi, que ce malheureux a été victime d’une vengeance, mais je ne devine pas qui l’a tué.

— Quelqu’un qui avait intérêt à l’ôter de ce monde, parbleu ! grommela Darès, en haussant les épaules. Les crimes sont toujours commis par ceux à qui ils profitent ; c’est un axiome de droit. Il y a même une phrase latine pour exprimer ça.

— En français, on dit aussi : « Cherchez la femme ».

— Dans le cas présent, ça revient à peu près au même.

— Comment ! tu penses que c’est une femme qui a tiré sur Trémentin ?

— Non, puisque l’être que nous venons de poursuivre appartient au sexe fort, mais il a pu agir par ordre.

— C’est-à-dire pour le compte d’une femme… Quelle femme ?… Une maîtresse délaissée et furieuse contre son amant qui se mariait ?… Elle l’aurait fait assassiner sous les yeux de la mariée, au milieu du repas de noces ?… En effet, c’est bien là une vengeance féminine ; mais quelle maîtresse ? Il paraît que M. Trémentin en a eu beaucoup.

— Oui, mais je ne les connais pas. Je n’en connais qu’une… la plus ancienne… celle que je t’ai nommée à table.

— Mme Verdalenc ! il est impossible que ce soit elle, puisqu’elle voulait ce mariage… N’est-ce pas elle qui l’a fait ?

— Elle y a du moins fortement contribué. Elle n’avait donc aucun motif de ressentiment contre Trémentin. Et, de plus, elle était assise à côté de lui, lorsqu’il a été frappé. Si elle avait commandé le meurtre, elle aurait choisi une place moins dangereuse ; une balle peut dévier.

— Alors, ce serait sa rivale… cette femme mariée qui, depuis six mois, accaparait le beau caissier ?

— Peut-être bien.

— Bon ! Mme Verdalenc la dénoncera.

— Oui, si elle sait son nom, ce qui ne m’est pas prouvé. Le bel Edmond était très discret. Sa patronne a pu deviner, en observant ses allures, qu’il avait une liaison, et ne pas découvrir avec qui.

— La mort de M. Trémentin restera donc inexplicable ?

— J’en ai peur. Est-ce que tu la déplores ?

— Ma foi, non. Je n’aime pas plus les Alphonses bourgeois que les Alphonses de barrières. Mais je plains Cécile Aubrac.

— Elle n’est pas si à plaindre. Elle n’aimait pas Trémentin, et elle est libre de se remarier… selon son cœur, cette fois.

— C’est la grâce que je lui souhaite… Mais, dis donc, j’y pense… il y a une autre hypothèse, tout aussi admissible que les tiennes… si le coup avait été fait par l’amoureux évincé ?…

— Louis Mareuil ? J’affirme qu’il est incapable d’une pareille action. Il aurait volontiers tué Trémentin en duel… Il l’a provoqué récemment, et ce n’est pas sa faute si l’affaire n’a pas eu de suites… Mais l’assassiner !… jamais de la vie.

— D’ailleurs, je suppose qu’il n’a pas la tournure grêle du gredin qui courait si bien tout à l’heure ?

— Il n’est pas très grand non plus ni très gros, répondit Darès, après avoir un peu hésité. Mais qu’est-ce que ça prouve ?

— Oh ! je ne l’accuse pas. Seulement, si le juge d’instruction apprend que ce jeune homme est violemment épris de Cécile, et que ce mariage le désespérait, je ne serais pas surpris qu’il le fit appeler, et qu’il lui demandât de justifier de l’emploi de son temps pendant cette vilaine soirée.

— Eh bien ! Mareuil ne sera pas embarrassé. C’est le garçon le plus rangé que je connaisse. Il a le tort de faire des vers, mais il a des habitudes régulières, et je parierais volontiers qu’en ce moment, il est à son journal occupé à découper des faits divers dans les feuilles du matin pour le numéro de demain.

« Il faut bien vivre, et la poésie ne nourrit pas les poètes, tandis qu’un rédacteur a des appointements.

— Bon ! mais il ne doit pas aller dans le monde, ton Mareuil. Comment a-t-il connu Mlle Aubrac ?

— Je te raconterai ça plus tard. Nous voici à l’entrée de la rue… Il me semble qu’il y a un attroupement devant la maison Cabassol.

— Oui… une douzaine de curieux tout au plus… mais j’aperçois aussi des marmitons en veste blanche qui lèvent le nez en l’air… et des messieurs qui sortent du restaurant.

— Pour aller chercher le commissaire de police, probablement. Ils ne se sont pas beaucoup pressés, à ce qu’il me paraît, et ce magistrat de la banlieue arrivera un peu tard pour débrouiller le mystère. J’ai bien envie de faire mon enquête avant qu’il commence la sienne.

— Ton enquête ! Tu veux empiéter sur les attributions des agents de la Sûreté ? Quelle mouche te pique ?

— Mon cher, tu viens de me mettre la puce à l’oreille en me disant qu’en pourrait soupçonner ce brave Louis. Je vais tacher de recueillir des preuves de son innocence.

— Où les trouveras-tu ?

— Dans ce hangar que tu vois là-bas. Je suis convaincu que le coup de fusil est parti de là.

— C’est assez probable ; mais, alors même que ce serait certain, tu n’en serais pas plus avancé.

— Qui sait ? Le meurtrier a pu laisser des traces de son passage. Viens toujours.

— Mais, malheureux ! si on nous surprenait dans cette baraque, faits comme nous voilà, on nous prendrait pour des complices.

— Ce serait drôle. Mais toute la noce attesterait, au besoin, que nous siégions au banquet lorsque Trémentin a été frappé.

« Viens, te dis-je. Si tu me lâchais, je te renierais pour mon ami.

— Que le diable t’emporte ! maugréa Caussade. Me promets-tu au moins qu’après cette sotte inspection, tu me laisseras rentrer pour prendre mon chapeau et mon pardessus ?

— Sois tranquille. Je ne tiens pas du tout à revenir à Paris la tête nue.

Ayant dit, Georges, au lieu d’enfiler la rue, grimpa lestement sur le talus qui la dominait du côté gauche, et Caussade, qui se souciait fort peu de découvrir le vrai coupable, suivit, bien à contrecœur.

Le terrain sur lequel ils marchaient, pour gagner la baraque, était très accidenté. Boulogne finissait là, et les habitants de cette commune suburbaine ne se gênaient pas pour venir déposer sur ce champ inculte des pierres, des plâtras et une foule d’autres débris qui s’y amoncelaient tous les jours et qui avaient fini par y former des éminences.

D’autre part, on y avait creusé des trous pour en tirer du sable, de sorte que, la nuit et par le temps qu’il faisait, les deux chercheurs risquaient de s’y rompre le cou en tombant dans une fondrière, ou de s’y casser un membre en buttant contre un tas de cailloux.

Caussade, au premier faux pas, se remit à jurer comme un crocheteur, et si haut que Darès le pria de se taire. Il fallait que la visite fût faite à petit bruit, sous peine d’attirer l’attention des gens qui s’étaient rassemblés à la porte du restaurant, et le vaudevilliste tenait beaucoup à opérer isolément.

Après avoir trébuché plus d’une fois, ils atteignirent, sans accident sérieux, la cabane vermoulue où ils supposaient que l’assassin s’était mis à l’affût pour tirer le mari de Cécile comme on tire un lapin.

Ils avaient suivi le bord du talus, et du côté où ils arrivaient, cette cabane n’avait pas d’ouvertures. Caussade commençait déjà à dire entre ses dents que personne n’y était entré, puisqu’elle était close ; mais Darès l’entraîna, bon gré, mal gré, à en faire le tour, et au milieu de la façade en bois qui regardait le terrain abandonné, ils aperçurent une porte toute grande ouverte.

Le battant allait et venait, secoué par le vent.

— J’en étais sûr ! s’écria Darès. Le coquin s’est sauvé par là…

— Je n’en ai jamais douté, grommela Caussade, qui ne voulait pas avoir tort. Voilà en vérité une belle découverte, et elle te mènera loin !

— Peut-être… et il était si pressé qu’il n’a pas pris le temps de refermer la porte.

— Parbleu ! il se doutait bien qu’on viendrait tout d’abord visiter cette baraque, et il n’avait garde de s’y attarder… Mais comment expliques-tu qu’il soit descendu dans la rue pour gagner le bois de Boulogne, alors qu’il aurait pu si facilement couper à travers champs ?

— Il connaissait le terrain, et il savait qu’il est hérissé d’obstacles. Il a mieux aimé prendre un chemin plus commode, au risque d’être aperçu… et il a bien fait, puisque personne ne l’a vu, excepté nous qui ne l’avons pas rattrapé.

« Mais il ne s’agit pas de ça !… je veux voir s’il n’a rien oublié là-dedans. Il a beau être malin ; quand on va tuer un homme — surtout quand on n’en a pas l’habitude — on est toujours un peu ému, et l’on ne pense pas à tout… la preuve, c’est qu’il n’a pas songé à pousser le battant et à retirer la clef… elle est encore dans la serrure. S’il avait eu la précaution de l’emporter, on n’aurait pas pu constater que quelqu’un était entré.

— Nous le constatons, dit ironiquement Caussade. Et après ?

— Viens avec moi, si tu tiens à en savoir davantage.

— Je n’y tiens pas du tout, mais sous le toit de la cabane, nous serons à couvert. Si je consens à te suivre, c’est que je n’ai pas de parapluie.

— Oh ! ces peintres !… çà ne pense qu’à ses aises. Tu as joliment. bien fait de ne pas te mettre dans la magistrature. Tu aurais été un fichu juge d’instruction, car tu n’es pas curieux.

— Et toi, tu l’es trop. Tu étais né pour être agent de police. Entre donc, bavard.

Darès passa le premier, poussé par Caussade, qui en avait assez de la causerie en plein vent, et dès qu’ils eurent franchi le seuil, ils se trouvèrent dans une obscurité profonde, quoique le vaudevilliste n’eut pas refermé la porte derrière eux.

— Casse-cou ! cria le peintre, toujours gouailleur. Heureusement, j’ai des allumettes dans ma poche, et je vais t’éclairer.

— Je m’y oppose, s’écria Darès. On apercevrait la lumière d’en bas, et dans un instant nous aurions sur le dos tous ces imbéciles qui se sont attroupés devant la maison Cabassol. Il y a une fenêtre ouverte sur la rue… là-bas, en face de nous.

— Tiens ! ce sera commode pour voir ce que font les gens de la noce.

— Et pour examiner l’intérieur de cette baraque. Il y a justement un bec de gaz au-dessous… sans compter les lanternes à la porte du restaurant. Avançons… à moins que tu n’aimes mieux monter la garde ici, pendant que j’inspecterai le local.

— Ma foi, non. Puisque j’ai été assez bête pour me laisser entraîner par toi dans cette expédition ridicule, j’irai jusqu’au bout.

Ils avancèrent, et ils reconnurent tout d’abord que cette construction en planches n’était pas, comme ils l’avaient cru, un magasin destiné à abriter des matériaux ou des outils. Elle n’avait qu’un étage, mais elle était divisée en deux pièces par une cloison, deux pièces où il n’y avait pas de meubles ni de cheminées, mais qui pouvaient bien avoir servi d’habitation à un locataire peu difficile.

Darès ne manqua pas de faire remarquer ce détail à son ami. Rien ne lui échappait, et il raisonnait sur tout. La porte de communication était restée ouverte comme la porte extérieure, et ils s’empressèrent de passer dans la seconde chambre, où il faisait plus clair, grâce aux reflets de la lanterne municipale plantée sous la fenêtre.

Cette fenêtre se fermait avec des volets de bois, que le meurtrier avait négligé de pousser après avoir tiré, et Caussade y courut pour regarder ce qui se passait dehors ; mais Darès, mieux avisé, le retint par le pan de son habit, en lui disant :

— J’espère bien que tu ne vas pas te montrer. Il ne s’agit pas de haranguer la foule du haut de cette lucarne… et tu verras tout aussi bien en te tenant un peu en arrière… Nous sommes juste à la hauteur des fenêtres du salon…

— C’est vrai… et elles n’ont pas de rideaux… C’est comme si nous étions encore à table… Je vois tout… L’infortuné Trémentin est toujours assis sur une chaise entre quatre médecins… Verdalenc pérore au milieu de ses employés… mais sa femme n’est pas là… ni Cécile non plus… on les aura emmenées…

— Parbleu ! l’une perd son mari, l’autre perd son ancien amant… il est assez naturel qu’elles ne soient pas restées en face de ce cadavre. Ce qui m’étonne davantage, c’est que je n’aperçois pas le moindre commissaire de police.

— Il n’est pas encore arrivé, mais, sois tranquille, il va venir.

— Il ne se presse guère, et les invités ne bougent pas du salon. Ma parole d’honneur, on dirait qu’ils n’ont pas encore compris que Trémentin a été tué par une balle, et que cette balle est partie d’ici. Ça crève pourtant les yeux.

— Ils ne sont pas comme toi… Ils n’ont pas de vocation pour le métier de policier. Que veux-tu, mon cher ! on n’est pas parfait.

— Blague, va ! je saurai qui a fait le coup. Ah ! il a bien choisi son poste, le gredin ! D’ici à la place où le marié était assis, il n’y a pas vingt-cinq mètres, et le tir horizontal est le plus facile de tous… Veux-tu que je te dise comment ce joli monsieur s’y est pris ?… Il a entrebâillé les volets, il s’est mis à genoux, il a posé le canon de son arme sur l’appui de la fenêtre… et comme ce pauvre diable de Trémentin se trouvait précisément au bout de son fusil, en ligne droite, il a pu le viser tout à son aise… et il aurait fallu qu’il fût bien maladroit pour le manquer.

— Il me semble, au contraire, qu’il a été très adroit ; car Cécile était assise en face de son mari, et pour peu qu’il eût tiré trop bas, il l’aurait tuée… d’une balle dans l’occiput… Mais, au fait… rien ne prouve que ce n’était pas elle qu’il visait.

— Oh ! dit Darès qui n’avait pas songé à cette hypothèse.

— Ce serait drôle, hein ? ricana Caussade ; et ça dérangerait un peu tes suppositions.

— Non. Je cherche à m’éclairer, mais je n’ai pas de parti pris… et si, par hasard, tu avais deviné, ça prouverait surabondamment que mon ami Mareuil n’est pas coupable, car on comprendrait à la rigueur qu’il eût tué le mari, mais Cécile qu’il adore… c’est absurde.

— Pourquoi absurde ? Il y a des jaloux qui s’en prennent à leur rival heureux ; d’autres punissent la femme qui les a trahis. C’est une affaire de goût… de tempérament, si tu veux.

— Pas mal raisonné pour un homme qui n’en fait pas son état. Mais ce pauvre Mareuil n’est pour rien dans cette affaire, et il ne se doute même pas qu’on vient d’envoyer Trémentin dans un monde meilleur.

« Quant au mystère, je te réponds qu’il s’éclaircira promptement. On n’aura pas de peine à savoir quel est le propriétaire de cette cahute, et quand on le connaîtra, l’enquête ira toute seule. S’il prouve que ce n’est pas lui, il faudra bien qu’il dise à qui il a confié la clef de sa maison de bois.

— C’est parfait, et je compte qu’on ne nous fera pas la mauvaise farce de nous citer comme témoins. Si ça arrivait, moi, d’abord, je dirais que je n’ai rien vu… et le fait est que je n’ai pas vu grand-chose.

— Tu as vu l’assassin qui se sauvait.

— Oh ! par-derrière et à cinquante pas devant moi… Tiens !… un papier, dit Caussade en se baissant pour ramasser un objet sur lequel il venait de mettre le pied.

— Voyons, dit vivement Darès ; ah ! c’est singulier !… ce sont des feuillets qu’on a arrachés d’un livre… et il y en a de déchirés… l’homme s’en est servi pour bourrer… donc son fusil est un fusil à baguette… car, avec les nouveaux systèmes, on emploie des cartouches toutes faites… Voilà déjà un indice… et quand j’aurai vu à quel livre les feuillets ont été pris, j’aurai une indication plus précise… Donne-moi cette pièce à conviction.

— Je n’y tiens pas, je te prie de le croire. La voici.

Darès la prit et la mit dans sa poche…

— Ah ! dit le peintre, il y a du remue-ménage dans la salle à manger… et j’aperçois un personnage tout de noir vêtu qui s’avance… M. le commissaire fait son entrée, si je ne me trompe.

— C’est parfaitement lui. Filons, cher ami. Les recherches vont commencer, et je ne me soucie pas d’être surpris en ce lieu.

— Filons, je ne demande pas mieux. Et tâchons de nous faufiler au vestiaire sans qu’on remarque notre tenue, car si l’on nous demandait d’où nous venons, il faudrait bien le dire.

Darès ne se fit pas prier pour quitter la place. Ils gagnèrent à tâtons la sortie, et ils allaient affronter de nouveau la pluie qui n’avait pas cessé, quand il leur sembla entende marcher dehors.

Ils s’arrêtèrent aussitôt, et ils écoutèrent.

Les pas se rapprochaient, des pas lents et indécis comme le sont ceux d’un homme qui cherche son chemin dans les ténèbres.

Si c’était l’assassin qui revient ramasser les bourres, pensait Darès…

Caussade eut la même idée et donnait son ami à tous les diables, lorsqu’une forme humaine apparut sur le seuil.

Darès prit Caussade par le bras et le tira vivement de côté, afin de laisser le passage libre à cet inconnu, qui aurait pu les surprendre en flagrant délit de visite du hangar où le meurtrier s’était embusqué.

Darès ne voulait pas être vu, mais il voulait voir à qui ils avaient affaire, et il prit le bon moyen en se collant avec Caussade contre la cloison, près de la porte.

L’homme, après avoir hésité un instant, se décida à entrer, et sans songer à regarder s’il y avait quelqu’un de caché dans la première pièce, il s’achemina lentement vers la fenêtre ouverte qui donnait sur la rue.

Dès qu’il eut dépassé le seuil de la seconde chambre, Darès se glissa prestement dehors, entraînant avec lui le peintre, qui lui abandonnait très volontiers le commandement, et qui ne demandait d’ailleurs qu’à battre en retraite le plus tôt possible.

Cet excellent Caussade comptait bien que l’expédition était terminée, mais l’entêté vaudevilliste, qui ne l’avait pas lâché, s’arrêta après avoir marché à reculons jusqu’à une dépression de terrain, une sorte de trou creusé a quelques pas, et précisément en face de l’entrée de la cabane.

De là, il pouvait observer les mouvements de l’individu qu’il surveillait, tant que ce personnage suspect ne s’écarterait pas de la ligne droite, et quoi qu’il fit dans l’intérieur de la baraque, il devait nécessairement passer, en sortant, tout près des deux amis.

— Cette fois, dit tout bas Darès, je crois bien que nous le tenons. J’avais deviné. C’est l’assassin. Il s’est débarrassé de son fusil, et il revient chercher les feuillets qui lui ont servi à le bourrer… Tu peux chercher, mon bonhomme, tu ne les trouveras pas, car ils sont dans ma poche.

— Ça, l’assassin ? murmura Datés en haussant les épaules. Allons donc ! Il faudrait qu’il fût bien bête pour se jeter ainsi dans la gueule du loup… Et puis, tu oublies qu’il est monté en voiture, et qu’il roule en ce moment vers Paris. C’est toi-même qui me l’as dit tout à l’heure.

— Je l’ai dit, c’est vrai, mais j’ai pu me tromper… et il a pu aussi lâcher sa voiture, après nous avoir échappé, ou se faire ramener près d’ici par son cocher, qui doit être son complice.

— Je ne croirai jamais ça. Ce monsieur est tout bonnement un curieux comme nous, qui est entré pour voir ce qu’on fait dans le salon de cent couverts. La preuve, c’est qu’il regarde par la fenêtre, au lieu de se baisser pour ramasser les petits papiers que tu as serrés si précieusement.

— Mais tu n’as donc pas d’yeux ! Il a exactement la taille et la tournure du gredin que nous avons poursuivi jusqu’à la lisière du bois.

— Je ne trouve pas. Il y a bien quelque ressemblance, mais celui-ci est moins grand.

— Nous allons le voir de plus près dans un instant… il ne va pas s’éterniser dans cette hutte, où il se ferait pincer.

— Le danger d’être pris ne semble pas le préoccuper beaucoup, car il ne prend pas de précautions pour se cacher. Il s’est mis tranquillement à la fenêtre. Tous les gens attroupés dans la rue doivent le voir. Ah ! il se retire… Il paraît qu’il en a assez.

— Il se sera aperçu qu’on le remarquait. Attention ! il revient à nous.

— Ah çà, est-ce que tu te proposes de lui mettre la main au collet ? Je te préviens que je ne t’aiderai pas. Je ne suis pas chargé d’empoigner les criminels. C’est l’affaire des gendarmes.

— Tais-toi et ne bouge pas. Je veux savoir qui c’est, voilà tout.

Caussade, calmé par cette promesse, se tut et se tint coi.

L’homme revenait en effet et ne tarda guère à sortir. La nuit était trop sombre pour qu’on pût distinguer ses traits, mais Darès put constater qu’il portait un chapeau bas, en forme de cloche, et se souvint aussitôt que le fuyard auquel ils avaient donné la chasse était coiffé d’un chapeau tout pareil.

Il supposait que ce suspect personnage allait se lancer vers le bois, et il ne fut pas peu surpris de reconnaître qu’il suivait la crête du talus, en cherchant évidemment un endroit commode pour descendre dans la rue.

Il n’avait pas pris garde aux deux amis qui se tenaient immobiles dans leur creux, et il trouva bientôt ce qu’il cherchait — une espèce de sentier qui servait aux gamins du pays à escalader la pente de ce terrain vague où ils se rassemblaient pour lancer des cerfs-volants.

Caussade, quand il le vit disparaître, ne se priva pas du plaisir de se moquer des savantes déductions du vaudevilliste.

— Si c’est le meurtrier de Trémentin, dit-il en ricanant, il faut convenir qu’il a de l’aplomb. Le voilà qui va se mêler aux curieux rassemblés devant la maison Cabassol.

— Eh bien, c’est une tactique, et la meilleure de toutes, répliqua Darès sans se déferrer. On ne songera point à accuser un badaud confondu dans la foule. Au surplus, j’en aurai le cœur net, car je vais le regarder sous le nez. Allons le rejoindre.

Tout en parlant, Darès courait à la descente, et son récalcitrant camarade, qui voyait enfin arriver le moment d’endosser son pardessus, s’empressa d’en faire autant.

La rue, maintenant, était pleine de monde, et comme la pluie tombait toujours, on n’apercevait d’en haut qu’une agglomération de parapluies ouverts.

L’homme au chapeau cloche, lui, n’avait que son couvre-chef pour s’abriter, et ne s’inquiétait guère de l’averse. Il s’était rapproché du groupe le plus nombreux, et il avait tout l’air de chercher à se renseigner, en écoutant ce que disaient ces gens-là.

Ils étaient tous occupés à regarder l’entrée de l’établissement où ils ne pouvaient pas pénétrer, deux agents, venus sans doute avec le commissaire, ayant pris position sur le pas de la porte ; et personne ne faisait attention à l’individu qui se tenait en arrière du rassemblement et qui n’osait pas questionner ses voisins, quoiqu’il en eût probablement bien envie.

Darès devina son intention et se hâta de descendre pour l’aborder, sous prétexte de causer de l’événement. Il se glissa sournoisement derrière lui, et il lui demanda sans façon :

— Eh bien ?… a-t-on arrêté le chenapan qui a fait le coup ?

L’inconnu qu’il interrogeait se retourna, et ils se trouvèrent face à face.

— Mareuil !

— Darès !

Ces deux exclamations se croisèrent au moment où Caussade rejoignait son ami.

— Ah ! que je suis content de vous rencontrer ! dit le jeune homme interpellé par le vaudevilliste ; vous allez m’apprendre enfin ce qui se passe… J’entends parler d’un meurtre…

— Que faites-vous ici ? interrompit Darès stupéfait.

— J’y suis venu pour voir…

— Pour voir quoi ?… Vous n’étiez pas de la noce, que je sache ?

— Non, mais un sentiment plus fort que ma volonté m’a poussé… un sentiment que vous devinez.

— Je le devine peut-être, mais je ne me l’explique pas. Alors, vous avez fait le voyage de Paris à Boulogne, tout exprès pour vous donner le plaisir de contempler les fenêtres du restaurant où l’on fêtait le mariage de Mlle Aubrac. Singulière idée que vous avez eue là, mon cher Mareuil ; convenez-en.

— J’avais perdu la tête… je n’ai pas réfléchi, à ce que je faisais.

— Et… il y a longtemps que vous êtes là ?

— Non… Vingt minutes… une demi-heure tout au plus… J’étais venu d’Auteuil à pied, par la grande route… J’ai demandé où était le restaurant Cabassol… On m’a indiqué cette rue… au moment où j’y entrais, j’ai aperçu de loin des gens qui couraient du côté opposé… et, en avançant, j’en ai vu d’autres sortir de la maison… J’ai entendu des cris… J’ai pensé qu’un malheur venait d’arriver, et je me suis approché… Ai-je besoin de vous dire pourquoi je n’ai pas osé entrer ?

— Et vous n’avez pas eu la curiosité de vous renseigner ?

— J’ai parlé à un cuisinier que j’ai arrêté au passage… il m’a à peine répondu… et je n’ai pas bien saisi ce qu’il me disait… J’ai cru comprendre qu’on avait tué quelqu’un… alors, j’ai pensé que du haut de ce talus, je pourrais voir la salle où l’on dînait… j’y suis monté… La porte de cette maison de bois était ouverte… je suis entré… la fenêtre était ouverte aussi… et j’ai regardé…

— Qu’avez-vous vu ?

— Des invités qui entouraient une personne assise… une personne blessée… ou morte… ils me la cachaient complètement… Je n’ai pas eu la patience d’attendre qu’ils s’écartassent… Je suis sorti… je suis revenu dans la rue, et j’allais m’informer, quand vous m’avez parlé… Ainsi, c’est bien vrai, un crime a été commis ?

— Un crime abominable. D’un coup de fusil tiré précisément de cette baraque où vous étiez tout à l’heure, on a tué…

— Qui ? demanda Louis Mareuil avec angoisse.

Darès, dont les soupçons allaient grandissant, voulut mettre à l’épreuve l’amoureux évincé de Mlle Aubrac.

— On a tué la mariée, dit-il en le regardant fixement.

— Elle !… c’est elle qui est morte !… malheureux que je suis, j’espérais que c’était lui.

Ce cri, parti du cœur, fit tressaillir Darès. D’autres que lui l’avaient entendu.

Deux ou trois curieux se retournèrent pour voir celui qui venait de tenir ce singulier langage, et, en vérité, un pareil propos était de nature à éveiller l’attention des gens les moins prévenus et les plus indifférents.

Caussade, qui était déjà mal disposé, prit cette exclamation pour un aveu échappé au coupable, et donna un grand coup de coude à son ami Darès, lequel, sentant toute la portée de ces paroles imprudentes, dit rudement à Louis Mareuil :

— Sacrebleu ! mon cher, vous devriez réfléchir avant de parler. S’il y avait ici un agent de police, il croirait que c’est vous qui avez tiré sur M. Trémentin.

— Eh ! que m’importerait qu’on crût cela ! dit le jeune homme d’un air égaré ; elle est morte !… je voudrais mourir aussi.

Darès commençait à se repentir très fort de lui avoir tendu ce piège, car il s’était aperçu qu’on s’écartait d’eux, et il lui semblait même qu’un individu s’était détaché du groupe, peut-être pour aller rapporter au commissaire ce qu’il venait d’entendre.

— Ah çà, vous devenez donc fou ? reprit-il à demi-voix, en tirant Mareuil à l’écart. S’il vous plaît de vous faire arrêter, passez-vous-en la fantaisie, mais ne compromettez pas les autres.

Et comme Mareuil n’avait pas l’air de comprendre, il ajouta :

— Je me suis moqué de vous. Cécile Aubrac n’est même pas blessée… la balle a dû passer à deux pouces au-dessus de sa tête.

— Et lui ? s’écria l’amoureux, qui ne se possédait plus.

— On ne l’a pas manqué. Il a été tué raide. Je conçois que vous ne le regrettiez pas, mais je vous engage fortement à ne pas montrer tant de joie. On nous observe. Suivez-moi un peu plus loin. J’ai à vous parler. Ce n’est pas la première fois que vous voyez Caussade. Il ne sera pas de trop.

Le poète se laissa emmener jusqu’au pied du talus, mais Caussade fit des difficultés. Depuis l’instant où il avait reconnu Louis Mareuil, pour l’avoir rencontré quelquefois chez des peintres de son quartier, les soupçons qu’il avait exprimés devant son ami lui étaient revenus, et le mot malheureux que ce garçon avait lâché les avait confirmés à ce point qu’il était très tenté de le prendre pour l’assassin.

Pendant le court colloque qui s’en était suivi, il avait eu soin de se tenir en arrière, et il ne se souciait nullement d’entrer en communication avec un homme qui avait peut-être un crime sur la conscience. Mais Darès Insista si vivement qu’il se décida à le suivre, tout en se réservant de continuer à jouer le rôle de personnage muet.