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Extrait : "MADAME LEPIC, à Félix : Tu as bien déjeuné, mon grand ? FÉLIX : Oui, maman, mais je croyais le lièvre de papa plus gros. Hein, papa ? MONSIEUR LEPIC : Je n'en ai peut-être tué que la moitié. MADAME LEPIC : Il a beaucoup réduit en cuisant. FÉLIX : Hum ! MADAME LEPIC : Pourqoui tousses-tu ? FÉLIX : Parce que je ne suis pas enrhumé."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Liczba stron: 231
EAN : 9782335096774
©Ligaran 2015
Aux artistes de l’Odéon
MM. Bernard, Desfontaines, Bacqué,
Denis D’Inès, Stephen,
Mmes Kerwich, Mellot, Barbieri, Marley,
Du Eyner, Barsange,
qui, dirigés par Antoine, ont aimé et bien joué
LA BIGOTE
sans avoir le temps de se fatiguer,
souvenir de gratitude amicale.
J.R.
MONSIEUR LEPIC, 50 ans.
PAUL ROLAND, gendre, 30 ans.
FÉLIX LEPIC, 18 ans.
MONSIEUR LE CURÉ.
JACQUES, 25 ans, petit-fils d’Honorine.
MADAME LEPIC, 42 ans.
HENRIETTE, sa fille, 20 ans.
MADELEINE, amie d’Henriette, 16 ans.
MADAME BACHE, tante de Paul Roland.
LA VIEILLE HONORINE.
UNE PETITE BONNE.
LE CHIEN.
Les deux actes se passent dans un village du Morvan, dont M. Lepic est le maire.
Décor des deux actes.
Grande salle. – Fenêtres à petits carreaux. – Vaste cheminée. – Poutres au plafond. – De tous les meubles, sauf des lits : arche, armoire, horloge, porte-fusils. – Par les fenêtres, un paysage de septembre.
À table, fin de déjeuner. – Table oblongue, nappe de couleur, en toile des Vosges. – M. Lepic à un bout, Mme Lepic à l’autre, le plus loin possible. – Le frère et la sœur, au milieu, Félix plus près de son père, Henriette plus près de sa mère. – Ces dames sont en toilette de dimanche. – Silence qui montre combien tous les membres de cette famille, qui a l’air d’abord d’une famille de muets, s’ennuient quand ils sont tous là. – C’est la fin du repas. – On ne passe rien. – M. Lepic tire à lui une corbeille de fruits, se sert, et repousse la corbeille. – Les autres font de même, par rang d’âge. – Henriette essaie, à propos d’une pomme qu’elle coupe, de céder son droit d’aînesse à Félix, mais Félix préfère me pomme tout entière. – La bonne, habituée, surveille son monde. – On lui réclame une assiette, du pain, par signes. – La distraction générale est de jeter des choses au chien, qui se bourre. – Mme Lepic ne peut pas « tenir » jusqu’à la fin du repas, et elle came à Félix, dont les yeux s’attachent au plafond.
Monsieur Lepic, madame Lepic, Henriette, Félix.
Tu as bien déjeuné, mon grand ?
Oui, maman, mais je croyais le lièvre de papa plus gros. Hein, papa ?
Je n’en ai peut-être tué que la moitié.
Il a beaucoup réduit en cuisant.
Hum !
Pourquoi tousses-tu ?
Parce que je ne suis pas enrhumé.
Comprends pas… Qu’est-ce que tu regardes ? Les poutres. Il y en a vingt et une.
Vingt-deux, maman, avec la grosse : pourquoi l’oublier ?
Ce serait dommage.
Ça ne ferait plus le compte !
Tu ne viendras pas avec nous ?
Où ça, maman ?
Aux vêpres.
Aux vêpres ! À l’église ?
Ça ne te ferait pas de mal. Une fois n’est pas coutume. Moi-même, j’y vais quand j’ai le temps.
Tu le trouves toujours !
Pardon ! mon ménage avant tout ! l’église après !
Oh !
N’est-ce pas, Henriette ? Mieux vaut maison bien tenue qu’église bien remplie.
Ne fais pas dire de blagues à ma sœur ! Ça te regarde, maman ! En ce qui me regarde, moi, tu sais bien que je ne vais plus à la messe depuis l’âge de raison, ce n’est pas pour aller aux vêpres.
On le regrette. Tout le monde, ce matin, me demandait de tes nouvelles, et il y avait beaucoup de monde. L’église était pleine. J’ai même cru que notre pain bénit ne suffirait pas.
Ils n’avaient donc pas mangé depuis huit jours ? Ah ! ils le dévorent, notre pain ! Prends garde !
J’offre quand c’est mon tour, par politesse ! Je ne veux pas qu’on me montre au doigt ! Oh ! sois tranquille, je connais les soucis de M. Lepic, je sais quel mal il a à gagner notre argent. Je n’offre pas de la brioche, comme le château. Ah ! si nous étions millionnaires ! C’est si bon de donner !
Au curé… Tu ferais de son église un restaurant. Il y a déjà une petite buvette !
Félix !
J’irais alors, à ton église, par gourmandise.
Tu n’es pas obligé d’entrer. Conduis-nous jusqu’à la porte.
Vous avez peur, en plein jour ?
C’est si gentil, un fils bachelier qui accompagne sa mère et sa sœur !
C’est pour lui la récompense de dix années de travail acharné ! C’est godiche !
Tu offrirais galamment ton bras.
À toi ?
À moi ou à ta sœur.
C’est vrai, cheurotte, que tu as besoin de mon bras pour aller chez le curé ?
À l’église !… Je ne te le demande pas.
Ça te ferait plaisir ?
Oui, mais à toi ?…
Oh ! moi ! ça m’embêterait.
Justement.
Il fait si beau !
Il fera encore plus beau à la pêche.
Une seule fois, par hasard, pendant tes vacances.
Puisque c’est une corvée !
De plus huppés que lui se sacrifient.
Oh ! ça, je m’en…
J’ai vu souvent M. le conseiller général Perrault, qui est républicain, aussi républicain que M. le maire, attendre sa famille à la sortie de l’église.
C’est pour donner, sur la place, des poignées de main aux amis de sa femme qui sont réactionnaires. N’est-ce pas, monsieur le maire ? M. Lepic approuve de la tête. Quand il reçoit chez lui la visite d’un curé, il accroche une petite croix d’or à sa chaîne de montre, n’est-ce pas, papa ?
M. Lepic approuve et rit dans sa barbe.
Où est le mal ?
Il n’y a aucun mal, si M. Perrault n’oublie pas d’ôter la petite croix quand on lui annonce papa. À M. Lepic. Il n’oublie pas, hein ?
M. Lepic fait signe que non.
C’est spirituel !
Ça fait rire papa ! C’est l’essentiel ! Écoute, maman, je t’aime bien, j’aime bien cheurotte, mais vous connaissez ma règle de conduite : tout comme papa ! Je ne m’occupe pas du conseiller général, ni des autres, je m’occupe de papa. Quand papa ira aux vêpres, j’irai. Demande à papa s’il veut aller ce soir aux vêpres.
Félix !
C’est malin !
Demande !… Papa, accompagnons-nous ces dames ? M. Lepic fripe sa serviette en tapon – Henriette la pliera – la met sur la table et se lève. Voilà l’effet produit : il se sauve avant le café ! Et ton café, papa ?
Tu me l’apporteras au jardin.
Il ne s’est pas toujours sauvé.
Maman !
Papa t’a accompagné à l’église ? quand ?
Le jour de notre mariage.
Ah ! c’est vrai !
Il était assez fier et il se tenait droit comme dans un corset !
J’aurais voulu être là.
Il fallait venir !
Et il a fait comme les autres ?
Oui.
Ce qu’ils font ?
Tout.
Il s’est agenouillé ?
Tout, tout.
Mon pauvre vieux papa ! Quand je pense que toi aussi, un jour dans ta vie… Tu ne nous disais pas ça !
Je ne m’en vante jamais !
Entrez !
Les mêmes, la vieille Honorine, son petit-fils Jacques, avec une pioche sur l’épaule ; tout deux en dimanche.
Salut, messieurs, dames !
Bonjour, vieille Honorine.
Je vous apporte un mot d’écrit qu’on a remis à Germenay Madame Lepic s’avance. pour M. le maire.
M. Lepic prend la lettre et l’ouvre.
Qui donc vous a remis cette lettre, Honorine ?
Mme Bache. Elle savait que j’étais, ce matin, de vaisselle chez les Bouvard qui régalaient hier soir. Elle est venue me trouver à la cuisine et elle m’a dit : Tu remettras ça sans faute à M. Lepic, de la part de M. Paul.
De M. Paul Roland ?
Oui.
Henriette, une lettre de M. Paul ! – Il y a une réponse, Honorine ?
Mme Bache ne m’en a pas parlé ! Elle m’a seulement donné dix sous pour la commission !
Moi, je vous en donnerai dix avec.
Merci, madame, je suis déjà payée. Une fois suffisait…
Elle accepterait tout de même.
C’était de bon cœur, ma vieille.
M. Lepic, après avoir lu la lettre, la pose près de lui, sur la table, où il est appuyé. La curiosité agite Mme Lepic.
Elle était fameuse votre brioche, ce matin, à l’église, madame Lepic !
Oh ! oui, je me suis régalé. Je ne vais à la messe que quand c’est votre jour de brioche, madame Lepic, l’en ai d’abord pris un morceau que j’ai mangé tout de suite, et puis j’en ai volé un autre pour le mettre dans ma poche, que je mangerai ce soir à mon goûter de quatre heures.
Quelle brioche ? Ils appellent du pain de la brioche, parce qu’il a le goût de pain bénit. On voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que de la brioche, mes pauvres gens !
Ah ! c’était bien de la brioche fine, et pas de la brioche de campagne. Le château, lui qui est millionnaire, ne donne que du pain, mais vous…
Taisez-vous donc, Honorine ; vous ne savez pas ce que vous dites.
Le château a une baronne, mais vous, vous êtes la dame du village !
Ma mère m’a bien élevée, voilà tout ! Mais vous empêchez M. Lepic de lire sa lettre.
Il a fini !… Ce n’était pas une mauvaise nouvelle, monsieur le maire… Non ?
Tu veux lire ?
Oh ! non… Je suis de la vieille école, moi, de l’école qui ne sait pas lire ; mais, comme ils ont l’air d’attendre et que vous ne dites rien… Enfin !… ce n’est pas mon affaire ! mais à propos de lettre, avez-vous tenu votre promesse d’écrire au préfet ?
Au préfet ?
Oui, à M. le préfet.
M. Lepic ouvre la bouche, mais Mme Lepic le devance.
Quand M. Lepic fait une promesse, c’est pour la tenir, Honorine.
Le préfet a-t-il répondu ?
Il ne manquerait plus que ça !
Mon Jacquelou aura-t-il sa place de cantonnier ?
Quand M. Lepic se mêle d’obtenir quelque chose…
Alors Jacquelou est nommé.
Vous voyez bien que M. Lepic ne dit pas non.
Vous n’allez pas vous taire !
Ne vous gênez pas, Honorine.
Excusez-moi, madame ! Mais laissez-le donc répondre, pour voir ce qu’il va dire. Il est en âge de parler seul. Je vois bien qu’il ne dit pas non ; mais je vois bien qu’il ne dit pas oui. Dis-tu oui ?
Quelle manie vous avez de tutoyer M. Lepic.
Des fois ! Ça dépend des jours, et ça ne le contrarie pas. À M. Lepic. Oui ou non ?
Mais oui, mais oui, Honorine.
C’est qu’il ne le dirait pas, si on ne le poussait pas. À Mme Lepic. Heureusement que vous êtes là, et que vous répondez pour lui, À M. Lepic. Ah ! que tu es taquin ! Je te remercie quand même, va, de tout mon cœur. Je te dois déjà le pain que me donne la commune. Tu as beau avoir l’air méchant, tu es bon pour les pauvres comme nous.
Il ne suffit pas d’être bon pour les pauvres, Honorine, il faut encore l’être pour les siens, pour sa famille.
Oui, madame. À M. Lepic. Mais tu as supprimé la subvention de M. le curé : ça c’est mal.
C’est avec cet argent que la commune peut vous donner du pain, ma vieille Honorine.
Alors, tu as bien fait ; j’ai plus besoin que lui.
Merci pour la place, monsieur le maire !
Jacquelou avait peur, parce que de mauvaises langues rapportent qu’il a eu le bras cassé en nourrice et qu’il ne peut pas manier une pioche. C’est de la méchanceté.
C’est de la bêtise !
Je lui ai dit : Prends ta pioche et tu montreras à M. le maire que tu sais t’en servir.
Venez dans votre jardin, monsieur le maire, et je vous ferai voir.
Pourquoi au jardin ? Nous sommes bien ici. Pioche donc !
Jacques lève sa pioche.
Sur mon parquet ciré !
Je ne l’aurais pas abîmé ! je ne suis pas si bête ! Je ne ferais que semblant pour que vous voyiez que je n’ai point de mal au bras.
Et tu ris, toi ! Il rit de sa farce… M. Lepic pique une prune dans une assiette. Tu es toujours friand de prunes ?
M. Lepic laisse retomber sa prune.
Il en raffole.
J’ai des reines-claude dans mon jardin, faut-il que Jacquelou t’en apporte un panier ?
Il lui doit bien ça !
Vous l’aurez demain matin, monsieur le maire.
Et moi, je demanderai à Mme Narteau une corbeille des siennes.
Je crois, maman, que les prunes de Mme Mobin sont encore plus belles ; nous pourrions y passer après vêpres ?
Oui, mais lune n’empêche pas l’autre ; personne n’a rien à refuser à M. le maire.
Tu vas te bourrer !
Et toi, Félix ?
Papa ?
Tu ne m’en offriras pas… des prunes ?
Si, si… Je chercherai, et je te promets que s’il en reste dans le pays !…
Il se moque de nous. Oh ! qu’il est mauvais !
Des façons, Honorine ! Il ne les laissera pas pourrir dans son assiette !
À présent, je vas me marier !
Tout de suite ?
Il n’attendait que d’avoir une position.
Qu’est-ce qu’il gagnera comme cantonnier ?
50 francs par mois. En comptant la retenue, pour la retraite, il reste 47 francs.
Mâtin !
Et on a deux mois de vacances par an, pour travailler chez les autres !
Avec ça, tu peux t’offrir une femme et un enfant !
Quand sa femme aura un enfant, elle prendra un nourrisson.
Ça lui fera deux enfants.
Oui, mademoiselle, mais le nourrisson gagne, lui, et il paie la vie de l’autre.
Et il n’y a plus de raison pour s’arrêter !
Et soyez tranquille, monsieur Lepic, si mon petit meurt, il aura beau être petit, je le ferai enterrer civilement.
Il est capable de le tuer exprès pour ça.
Avec qui vous mariez-vous ?
Avec la petite Louise Colin, servante à Prémery.
Elle a une dot ?
Et une belle ! Un cent d’aiguilles et un sac de noix ! Mais ils sont jeunes ; ils feront comme moi et défunt mon vieux : ils travailleront ; s’il fallait attendre des économies pour se marier !
À quand la noce ?
Le plus tôt possible. Menez-nous ça rondement, monsieur le maire.
Je vous invite tous. Je vous chanterai une chanson et je vous ferai rire, marchez !
On dépensera ce qu’il faut.
Tu ne pourrais pas garder ton argent pour vivre ?
On n’a que ce jour-là pour s’amuser !
C’est la vieille qui paie.
Avec quoi ?
Elle n’a pas le sou.
J’emprunterai ! Je ferai des dettes partout ; ne vous inquiétez pas ! Mais c’est vous qui les marierez, monsieur le maire. Ne vous faites pas remplacer par l’adjoint. Il ne sait pas marier, lui !
Il est trop bête. Il est encore plus bête que l’année dernière.
Et puis, tu embrasseras la mariée !
Ah ! ça oui, par exemple !
Tu n’as pas embrassé Julie Bernot. Elle est sortie de la mairie toute rouge. Son homme lui a dit que c’était un affront et qu’elle devait avoir une tache.
On dirait que ma Louise en a une. On le dirait ! Le monde est encore plus bête qu’on ne croit. Si vous n’embrassez pas ma Louise, je vous préviens, monsieur le maire, que je la lâche dans la rue, entre la mairie et l’église ; elle ira où elle voudra. Vous l’embrasserez, hein ?
Tu ne peux pas faire ça tout seul ?
Après vous. Ne craignez rien. Commencez, moi je me charge de continuer.
Tu n’es pas jaloux ?
Je serai fier que monsieur le Maire embrasse ma femme.
Elle ne doit pas être jolie !
Moi je la trouve jolie ; sans ça !… Elle a déjà trois dents d’arrachées ; mais ça ne se voit pas, c’est dans la bouche !
Si tu veux que je te remplace, papa ?
À ton aise, mon garçon !
Lui d’abord, monsieur Félix ! l’un ne gênera pas l’autre, mais d’abord lui. À M. Lepic. Elle retroussera son voile, et elle vous tendra le bec, vous ne pourrez pas refuser.
Enfin, parce que c’est toi !
Merci de l’honneur, monsieur le maire, je peux dormir tranquille pour la place ?
Dors !… Tu ne sais ni lire ni écrire au moins ?
Ah non !
Tant mieux, ça va bien !
Ah ! vous ne savez pas comme tout le monde est envieux de moi ! Ils vont tous fumer, quand j’aurai ma plaque de fonctionnaire sur mon chapeau !
Tous des jaloux ! Mais on laisse dire !
Puisque vous avez votre pioche, Jacques, venez donc me chercher des amorces, que j’aille à la pêche.
Oui, monsieur Félix. Il brandit sa pioche. Eh ! bon Dieu !
Il va arracher tout notre jardin !
Oh ! non, il est raisonnable. Jacques et Félix sortent. Je t’attends là, Jacquelou !… Ce n’est pas parce que je suis sa grand-mère, mais je le trouve gentil, moi, mon Jacquelou !
Comme un petit loup de sept ans.
Pourquoi l’appelez-vous Jacquelou au lieu de Jacques, Honorine ?
Parce que c’est plus court. À M. Lepic. Il aurait fait un scandale dans ta mairie, si tu n’avais pas cédé.
Ma pauvre Honorine, M. Lepic n’aime plus embrasser les dames.
Ça dépend lesquelles !
Ah !
Je le connais mieux que vous, votre monsieur : quand il est venu au monde, je l’ai reçu dans mon tablier. Oh ! qu’il était beau ! Il avait l’air d’un petit ange !
Pas si vite ! Vous oubliez le péché originel, Honorine. On ne peut pas être un petit ange avant d’avoir été baptisé.
Oh ! il l’a été ; mais il n’y pense plus, aujourd’hui… c’est un mécréant ! Il ne croit à rien. Un homme si capable, le maire de notre commune ! Il ne croit même pas à l’autre monde !
Tu y crois donc toujours, toi ?
Oui… Pourquoi pas ?
Vous savez, Honorine, que M. Lepic n’aime pas ce sujet de conversation. Il ne vous répondra pas.
Un autre monde ! Tu as plus de soixante-dix ans et tu vivras cent ans, peut-être ! Tu auras passé ta vie à laver la vaisselle des riches, y compris la nôtre ; on te voit toujours ta hotte derrière le dos.
Je ne l’ai pas aujourd’hui.
On la voit tout de même. C’est comme une vilaine bosse, ça ne s’enlève pas le dimanche ! Tu n’as connu que la misère et tu crèveras dans la misère. Si la commune ne t’aidait pas un peu, tu te nourrirais d’ordures ! Sauf ton Jacquelou qui est estropié, tous tes enfants sont morts ! Tu ne sais même plus combien ! Jamais un jour de joie, de plaisir, sans un lendemain de malheur. Et il te faudrait encore un autre monde ! Tu n’as pas assez de celui-là ?
Qu’est-ce qu’il dit ?
Rien, ma vieille.
Il me taquine. Il blague toujours. Ah ! Si je voulais lui répondre, je l’écraserais ! Mais je l’aime trop ! Il était si mignon à sa naissance, quand je l’ai eu baigné, lavé, dans sa terrine, torché, langé, enfariné. Je n’ai pas mieux tapiné les miens. Je le connais comme si je l’avais fait… Il lève les épaules, mais il sait bien que j’ai raison ! Malgré qu’il soit malin, je devine ses goûts et je peux vous dire, moi, les dames qu’il aime et les dames qu’il n’aime pas.
Vraiment !
Oui, madame. Il n’aime pas les bavardes.
M. Lepic, agacé, s’en va vers le jardin et laisse la lettre sur la table.
Non !
Vous entendez, Honorine ?
J’entends comme vous. Il n’aime pas les curieuses.
Non.
Ni les menteuses.
Non.
Ni surtout les bigotes.
Ah ! non !
Voulez-vous boire quelque chose, ma vieille ?
Ma foi, mademoiselle !…
Le premier coup de vêpres, Honorine !
C’est vrai ! Oh ! j’ai le temps ! Le second coup ne sonne qu’à deux heures.
C’est égal, ma vieille toquée ! Je ne vous conseille pas de vous mettre en retard.
Merci, ma bonne demoiselle !… Portez-vous bien, mesdames !
Elle sort plus vite qu’elle ne voudrait, poussée dehors par Lepic.
Madame Lepic, Henriette.
Mme Lepic saisit la lettre.
Papa l’a oubliée !
Il l’a oubliée exprès. Depuis le temps que tu vis avec nous, tu devrais connaître toutes ses manies : quand il ne veut pas qu’on lise ses lettres, il les met dans sa poche. Quand il veut qu’on les lise, il les laisse traîner sur une table. Elle traîne, j’ai le droit de la lire. Elle lit. Henriette, mon Henriette ! Écoute.
Elle lit tout haut.
« Cher monsieur,
Voulez-vous me permettre d’avancer la visite que je devais vous faire jeudi ? Un télégramme me rappelle à Nevers demain. Nous viendrons aujourd’hui, ma tante et moi, vers quatre heures, après les vêpres de ces dames.
Ma tante est heureuse de vous demander, plus tôt qu’il n’était convenu, la faveur d’un entretien, et je vous prie de croire, cher monsieur, à mes respectueuses sympathies.
Signé : PAUL ROLAND. »
M. Paul et sa tante seront ici à quatre heures. Ils parleront à ton père et nous serons fixés ce soir. Oh ! ma fille, que je suis contente ! D’abord, je n’aurais pas pu attendre jusqu’à jeudi, le me minais. C’était mortel ! Oh ! ma chérie ! Dans trois heures, M. Paul aura fait officiellement demander ta main à ton père, et ton père aura dit oui.
Ou non.
Oui. Cette fois, ça y est, je le sens !
Comme l’autre fois.
Si, si. Ton père a beau être un ours…
Je t’en prie…
Moi, je dis que c’est un ours ; toi, avec ton instruction, tu dis que c’est un misanthrope ; ça revient au même. Il a beau être ce qu’il est, il recevra la tante Bache et M. Paul, j’imagine !
Il les recevra, comment ?
Le plus mal possible, d’accord ; mais j’ai prévenu M. Paul ; il ne se laissera pas intimider, lui, par l’attitude, les airs dédaigneux ou les calembours de ton père. M. Paul saura s’exprimer. C’est un homme, et tu seras Mme Paul Roland.
Espérons-le.
Tu y tiens ?
Je suis prête.
Tu es sûre que M. Paul t’aime ?
Il me l’a dit.
À moi aussi. Et quoi de plus naturel ? Tu as une jolie dot.
Combien, maman ?
Est-ce que je sais ? 40 000… 50 000 ! J’ai dit 50 000. Ce serait malheureux qu’avec notre fortune…
Quelle fortune, maman ?
Celle qui est là, dans notre coffre-fort. Je l’ai encore vue l’autre jour ! Si tu crois que ton père me donne des chiffres exacts !… Il faut bien que j’en trouve, pour renseigner les marieurs. Et puis tu n’as pas qu’une belle dot. Tu es instruite. Tu es très bien. Inutile de faire la modeste avec ta mère… Enfin, tu n’es pas mal.
Je ne proteste pas.
Tu plais à M. Paul. Il te plaît. Il me plaît. Il plaira à M. Lepic.
Ce n’est pas une raison.
Alors, M. Lepic dira pourquoi… ou je me fâcherai…
Ce sera terrible !
Certainement… Je ne me mêle plus de rien.
Si, si, maman, mêle-toi de tous mes mariages, c’est bien ton droit… et ton devoir. Et je ne demande pas mieux que de me marier ; mais tu te rappelles M. Fontaine, l’année dernière…
M. Fontaine n’avait ni les qualités, ni la situation, ni le prestige…
Oh ! épargne-le… maintenant ! il est loin !
Tu ne vas pas me soutenir que M. Fontaine valait M. Paul.
Nous l’aurions épousé tout de même, tel qu’il était. Il ne me déplaisait pas.
Il te plaisait moins que M. Paul.
Je l’avoue. Il te plaisait naturellement.
Pourquoi naturellement ?
Parce que tu n’es pas regardante et qu’ils te plaisent tous.
C’est à toi de les refuser, en définitive, non à moi.
Oui, oui, maman. Je suis libre et papa aussi.
Il ne va pourtant pas refuser tout le monde.
Ce ne serait que le deuxième !
Et sans donner de motifs… Je vois encore ce M. Fontaine, qui était en somme acceptable, quitter ton père après leur entretien, nous regarder longuement comme des bêtes curieuses, nous saluer à peine, prendre la porte et… on ne l’a jamais revu.
Il avait déplu à mon père…
Ou ton père lui avait déplu. M. Lepic n’a rien daigné dire et toi tu n’as rien demandé.
C’était fini.
Et pourquoi ? Mystère !
Je cherche à deviner. Mon père n’est peut-être pas partisan du mariage.
Je te remercie !… C’est ça qui te pendait au bout de la langue ?
Oh ! maman !
Tu as de l’esprit, sauf quand ton père est là. Tu ne débâilles pas devant lui. Prends garde qu’il ne reçoive ton M. Roland comme il a reçu ton M. Fontaine.